« S’appelle comment ?
— Novecento.
— Pas la chanson, le petit garçon.
— Novecento.
— Comme la chanson ? »
C’était le genre de conversation qu’un commandant de marine peut difficilement poursuivre au-delà des quatre ou cinq premières répliques. Surtout quand il vient de découvrir qu’un gosse qu’on croyait mort non seulement était vivant mais avait entre-temps appris à jouer du piano. Il planta là la grosse dame riche avec ses larmes et tutti quanti, et traversa toute la salle d’un pas décidé : en pantalon de pyjama et veste d’uniforme déboutonnée. Il ne s’arrêta qu’arrivé près du piano. Il y en avait beaucoup, des choses qu’il aurait voulu dire à cet instant-là, entre autres : «Où t’as appris, bordel ?», et aussi « Où diable est-ce que t’étais fourré ? ». Mais, comme beaucoup d’hommes habitués à vivre en uniforme, il avait fini par penser également en uniforme. C’est pourquoi il dit :
« Novecento, tout ceci est absolument contraire au règlement. »
Novecento s’arrêta de jouer. C’était un petit garçon qui parlait peu mais apprenait vite. Avec douceur, il regarda le commandant, et il lui dit :
«Au cul le règlement. »
(On entend en audio des bruits de tempête.)
L’Océan s’est réveillé / l’Océan a déraillé / l’eau explose dans le ciel / elle explose / elle dégringole / arrache les nuages au vent et les étoiles / il est furieux l’Océan / il se déchaîne / mais jusqu’à quand / personne ne sait / un jour entier / ça finira par s’arrêter / maman ce truc-là maman / tu ne me l’avais pas dit / dors mon enfant / c’est la berceuse de l’Océan / l’Océan qui te berce / tu parles qu’il me berce / il est furieux l’Océan / partout / l’écume / et le cauchemar / il est fou l’Océan / aussi loin qu’on peut voir / tout est noir / de grands murs noirs / qui déboulent / et tous là tous / la gueule ouverte / en attendant / que ça s’arrête / qu’on coule à pic / je veux pas maman / je veux l’eau qui repose / l’eau qui reflète / arrête-moi / ces murailles / absurdes / ces murailles d’eau / qui dégringolent / et tout ce bruit /
je reveux l’eau que tu connais
je reveux la mer
le silence
la lumière
et les poissons volants
dessus
qui volent.
Première traversée, première tempête. La poisse. J’avais même pas eu le temps de comprendre où j’étais que je me retrouvais dans un des grains les plus terribles de l’histoire du Virginian. En pleine nuit, il a eu les boules et hop, il a tout envoyé promener. L’Océan. À croire que ça ne s’arrêterait jamais. Le type qui est sur un bateau pour jouer de la trompette, on ne peut pas dire qu’il soit d’une grande utilité quand l’ouragan arrive. Il peut juste éviter de jouer de la trompette, histoire de ne pas compliquer les choses. Et puis rester sur sa couchette, bien tranquille. Mais moi, je ne pouvais pas. T’as beau essayer de penser à autre chose, tu es sûr que tôt ou tard ces mots vont venir se vriller dans ton crâne : fait comme un rat. Je ne voulais pas crever comme un rat, alors je suis sorti de ma cabine et j’ai commencé à errer de-ci, de-là. Je ne savais même pas où aller, ça faisait quatre jours seulement que j’étais sur ce bateau, déjà pas mal si je retrouvais le chemin des toilettes. C’est des vraies villes flottantes, ces machins. Sans blague. Bref, ça n’a pas fait un pli, à force de me cogner dans tous les coins et de prendre des couloirs au hasard, comme ça se présentait, j’ai fini par me perdre. Bon. J’étais fichu, cette fois. Et c’est à ce moment-là qu’est arrivé un type, tout élégant, habillé de noir, et qui marchait tranquillement, pas du tout l’air d’être perdu, on aurait dit qu’il n’entendait même pas les vagues, comme s’il était à Nice sur la Promenade des Anglais : ce type-là, c’était Novecento.
Il avait vingt-sept ans, à l’époque, mais il paraissait plus âgé. Je le connaissais à peine : on avait joué ensemble dans l’orchestre, pendant ces quatre jours, mais c’était tout. Je ne savais même pas où était sa cabine. Bien sûr, les autres m’avaient un peu parlé de lui. Ils racontaient des drôles de choses : ils disaient : Novecento, il est jamais descendu. Il est né sur le bateau, et depuis, il y est resté. Toujours. Vingt-sept ans sans mettre pied à terre, jamais. Dit comme ça, ça avait tout l’air d’une craque monumentale... Ils disaient aussi qu’il jouait une musique qui n’existait pas. Moi, ce que je savais, c’était que chaque fois qu’on s’apprêtait à jouer, dans la salle de bal, Fritz Hermann, un Blanc qui ne comprenait rien à la musique mais qui avait une belle gueule, c’est pour ça d’ailleurs qu’il dirigeait l’orchestre, s’approchait de lui et lui disait tout bas :
«Novecento, s’il te plaît, que les notes normales, d’accord ? »
Novecento faisait oui de la tête et il jouait les notes normales, en regardant fixement devant lui, jamais un regard pour ses mains, comme s’il était complètement ailleurs. Maintenant je le sais, qu’il y était, ailleurs. Mais à l’époque je le savais pas : je le trouvais un peu bizarre, c’est tout.
Cette nuit-là, au beau milieu de la tempête, avec cet air de grand seigneur en vacances, il me vit là, égaré dans un couloir quelconque avec la tête du type qui est mort, il me regarda, il me sourit, et il me dit : « Viens. »
Eh bien, quand un gars qui est sur un bateau pour jouer de la trompette rencontre au beau milieu d’un ouragan un gars qui lui dit « Viens », le gars qui joue de la trompette, il n’a qu’une seule chose à faire : il y va. J’y allai donc. Lui, il marchait. Moi... moi, c’était un peu différent. Je n’avais pas une aussi belle allure, mais bon... on finit par arriver jusqu’à la salle de bal, et puis, ballottés de-ci, de-là, enfin, surtout moi, parce que lui, on aurait dit qu’il avait des rails sous les pieds, on arrive près du piano. Personne aux environs. Il faisait presque noir, juste quelques petites lueurs ici ou là. Novecento me montra les pieds du piano.
« Enlève les cales », il me dit. Le bateau dansait que c’en était un plaisir, tu tenais à peine debout, et ça n’avait aucun sens de débloquer ces roulettes.
« Si tu as confiance en moi, enlève-les. »
Il est fou ce type, j’ai pensé. Et je les ai enlevées.
« Maintenant viens t’asseoir ici », me dit alors Novecento.
Je ne comprenais pas ce qu’il voulait faire, vraiment je n’y comprenais rien. J’étais là, à tenir ce piano qui commençait à glisser comme un énorme savon noir... C’était une situation de merde, je vous jure, dans la tempête jusqu’au cou et avec ce dingue, en plus, assis sur son tabouret – autre fichu savon – et ses mains, immobiles, sur le clavier.
« Si tu ne t’assieds pas maintenant, tu ne t’assiéras jamais », dit le dingue en souriant. (Il monte sur une sorte de portant, entre la balançoire et le trapèze.) «Okay. Tant qu’à être dans la merde, autant sauter à pieds joints, non ? qu’est-ce qu’on en a à foutre, je m’y assois, okay, sur ton connard de tabouret, ça y est, j’y suis, et maintenant ?
— Et maintenant, n’aie pas peur. »
Et il commença à jouer.
(Commence une musique pour piano solo. C’est une sorte de danse, de valse, légère et douce. Le portant commence à se déplacer, faisant tourner le comédien autour de la scène. À mesure que le comédien progresse dans son récit, le mouvement se fait de plus en plus ample, jusqu ’à frôler les coulisses.)