(Commence une musique du genre vieille ballade. Le comédien disparaît dans l’obscurité, puis reparaît habillé comme Novecento en haut de la passerelle d’un paquebot. Manteau en poil de chameau, chapeau, grande valise. Il reste là, quelques instants, immobile, dans le vent, regardant devant lui. Il regarde New York. Puis il descend la première marche, la deuxième, la troisième. A ce moment-là, brusquement, la musique s’interrompt et Novecento s’arrête net. Le comédien ôte son chapeau et se tourne vers le public.)
Ce fut à la troisième marche qu’il s’arrêta. Brusquement.
« Qu’est-ce qu’il y a ? T’as marché dans une merde ? » fit Neil O’Connor, un Irlandais qui ne comprenait foutre rien à rien mais que ça n’empêchait pas d’être de bonne humeur, toujours.
«Il a peut-être oublié quelque chose, j’ai dit.
— Et quoi donc ?
— Est-ce que je sais...
— Il a peut-être oublié pourquoi il descend.
— Dis pas des conneries. »
Et pendant ce temps-là, Novecento, immobile, un pied sur la deuxième marche et un pied sur la troisième. Il resta comme ça une éternité. Il regardait devant lui, comme s’il cherchait quelque chose. Et il finit par faire une chose bizarre. Il enleva son chapeau, passa la main pardessus la rampe, et laissa tomber le chapeau. On aurait dit comme un oiseau fatigué, ou une omelette bleue avec des ailes. Il fit deux ou trois volutes dans les airs, et tomba dans la mer. Il flottait. C’était un oiseau, évidemment, pas une omelette. Quand on a relevé les yeux vers la passerelle, ça a été pour voir Novecento, avec son manteau en poil de chameau, mon manteau en poil de chameau, qui remontait ces deux marches, en tournant le dos au monde, avec un drôle de sourire sur le visage. En deux pas, il avait disparu à l’intérieur du navire.
« T’as vu ? le nouveau pianiste est arrivé, a dit Neil O’Connor.
— C’est le plus grand, paraît-il », j’ai répondu. Et je ne savais pas si j’étais triste, ou bien heureux à en mourir.
Ce qu’il avait vu, du haut de cette maudite troisième marche, il a pas voulu me le dire. Ce jour-là, et pendant les deux traversées qu’on a faites encore après, Novecento resta un peu bizarre, il parlait moins que d’habitude, et il avait l’air très occupé par une histoire à lui, personnelle. Nous, on ne posait aucune question. Lui, il faisait comme si de rien n’était. On voyait qu’il n’était pas tout à fait normal, mais bon, on n’avait pas envie d’aller l’interroger. Les choses continuèrent ainsi pendant quelques mois. Puis, un jour, Novecento entra dans ma cabine, et lentement, mais tout d’une traite, sans s’arrêter, me dit : « Merci pour le manteau, il m’allait drôlement bien, dommage, j’aurais eu une sacrée allure avec, mais ça va beaucoup mieux maintenant, c’est passé, tu ne dois pas t’imaginer que je suis malheureux : je ne le serai plus jamais. »
Quant à moi, je n’étais même pas certain qu’il l’ait jamais été, malheureux. Ce n’était pas une de ces personnes dont tu te demandes toujours est-ce qu’il est heureux, ce type-là. C’était Novecento, point. Il ne te faisait pas venir à l’esprit l’idée du bonheur, ou de la souffrance. Il avait l’air au-dessus de tout, il avait l’air intouchable. Lui, et sa musique : le reste, ça comptait pas.
« Tu ne dois pas t’imaginer que je suis malheureux : je ne le serai plus jamais. » Ça m’en a laissé baba, cette phrase. Il n’avait pas l’air du gars qui plaisante, en disant ça. L’air de celui qui sait très bien où il va. Et qui y arrivera. C’était comme quand il s’asseyait au piano et qu’il commençait à jouer, aucune hésitation dans ses mains, les touches semblaient les attendre depuis toujours, ces notes, comme si elles n’avaient existé que pour ces notes-là, et uniquement pour elles. On avait l’impression qu’il inventait dans l’instant : mais ces notes-là, quelque part dans sa tête, elles étaient écrites depuis toujours.
Je sais maintenant que ce jour-là Novecento avait décidé qu’il allait s’asseoir devant les touches blanches et noires de sa vie, et commencer à jouer une musique, absurde et géniale, compliquée mais superbe, la plus grande de toutes. Et danser sur cette musique ce qu’il lui resterait d’années. Et plus jamais être malheureux.
Moi, je suis descendu du Virginian le 21 août 1933. J’y étais monté six années plus tôt. Mais ça me paraissait une vie entière. Je n’en suis pas descendu pour un jour ou pour une semaine : j’en suis descendu pour toujours. Avec mes papiers de débarquement, mes arriérés de paie, tout. En règle. J’en avais fini avec l’Océan.
Je ne peux pas dire que je ne l’ai pas aimée, cette vie-là. C’était une drôle de manière de faire coller les choses, mais ça fonctionnait. Sauf que je n’arrivais pas vraiment à penser que ça pouvait durer toujours. Si tu es marin, c’est différent, ta place est sur la mer, tu peux y rester jusqu’à ce que tu crèves, pas de problème. Mais un type qui joue de la trompette... Si tu joues de la trompette, sur la mer tu es un étranger, et tu le seras toujours. Que tu rentres chez toi tôt ou tard, c’est juste. Et tôt, c’est encore mieux, je me suis dit.
« Et tôt, c’est encore mieux », j’ai dit à Novecento. Et il a compris. On voyait bien qu’il n’avait aucune envie de me voir descendre cette passerelle, et en plus pour toujours, mais jamais il ne me le dit. Et c’était mieux comme ça. Le dernier soir, on était en train de jouer pour les habituels connards des premières, et le moment de mon solo arriva, je commençai donc à jouer, et après quelques notes j’entends le piano qui s’en vient avec moi, tout bas, avec douceur, mais il jouait avec moi. On continua comme ça tous les deux, et moi, bon Dieu, je jouais du mieux que je pouvais, pas tout à fait Louis Armstrong mais vraiment je jouais bien, avec Novecento derrière moi qui me suivait partout, comme lui seul savait le faire. Les autres nous ont laissés continuer un petit bout de temps, ma trompette et son piano, pour la dernière fois, à nous dire toutes les choses qu’on peut jamais se dire, avec les mots. Autour de nous les gens continuaient à danser, ils ne s’étaient aperçus de rien, ils ne pouvaient pas s’en apercevoir, ils ne savaient rien de tout ça, ils continuaient à danser comme si de rien n’était. Peut-être qu’un type a juste dit à un autre : « T’as vu celui qui est à la trompette, c’est rigolo, il doit être saoul, ou alors il a un grain. Regarde-le, celui qui est à la trompette : il joue, et pendant ce temps, il pleure. »
Ce qui s’est passé après, une fois débarqué, c’est une autre histoire. J’aurais peut-être pu faire quelque chose de bien si cette fichue guerre n’était pas venue se mettre en travers, ça aussi. Ça a tout compliqué, on ne savait plus où on en était. Il fallait avoir un sacré cerveau, pour s’y retrouver. Il fallait avoir des qualités que moi, je n’avais pas. Moi, je savais jouer de la trompette. C’est étonnant à quel point ça peut être inutile, quand la guerre est là. Collée à tes basques. À pas vouloir te lâcher.
Bref, pour ce qui est du Virginian et de Novecento, je n’en ai plus entendu parler, pendant des années. Ce n’est pas que j’avais oublié, j’ai continué, toujours, à me souvenir de lui, et je me demandais sans cesse : «Qu’est-ce qu’il ferait, Novecento, s’il était là, qu’est-ce qu’il dirait, « au cul la guerre» il dirait », mais quand c’était moi qui le disais, ça faisait pas pareil. Ça allait tellement mal que, par moments, je fermais les yeux et je repartais là-bas, en troisième classe, à écouter les émigrants chanter l’opéra, et Novecento jouer on ne sait quelle musique, ses mains, sa tête, et l’Océan autour. Par l’imagination j’y allais, et par les souvenirs, c’est tout ce qu’il te reste quelquefois, pour sauver ta peau, quand t’as plus rien. C’est un truc de pauvre, mais ça marche toujours.