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Il ne risquait pas d’attirer l’attention : il y avait cent fois plus de touristes que d’habitants et ils se marchaient les uns sur les autres dans la petite bourgade coincée entre le lac et les montagnes. Il entendait toutes sortes de langues autour de lui et fort peu d’allemand.

Malgré tout, il ne put s’empêcher de trouver le panorama impressionnant : tous ces toits blancs entassés les uns au-dessus des autres, ces façades pimpantes, presque riantes, ces pontons de bois et, en face, la présence hostile, écrasante, de la paroi couverte de glace, à la blancheur striée de hachures horizontales tel un dessin exécuté par une main tremblante, qui tombait dans les eaux glacées et légèrement brumeuses du Hallstättersee comme une pierre tombale.

Cinq minutes avant midi, il se mit en marche vers la Marktplatz, à côté de l’église luthérienne, à une cinquantaine de mètres. Il y avait là aussi un tas de touristes qui mitraillaient avec leurs appareils photo et leurs téléphones à peu près tout ce qui ressemblait à une vieille pierre ou à un morceau d’Autriche.

Il attendit plusieurs minutes presque sans bouger, faisant mine d’observer la fontaine et les environs. Se demanda où était Kirsten. Plusieurs fois, il l’avait cherchée du regard, avait espéré qu’elle apparaîtrait, déguisée en touriste comme lui, mais elle ne s’était pas montrée et il commençait à se sentir inquiet. Puis il se dit que c’était logique : il pouvait très bien être surveillé par quelqu’un d’autre et Kirsten ne voulait pas prendre de risques.

— Mahler est venu ici, vous le saviez ? dit soudain l’un des touristes à côté de lui sans cesser de photographier.

Servaz le regarda. Le type portait un curieux bonnet jaune à pompon. Il était blond, bronzé, l’air sain et sportif. Un peu plus petit mais plus costaud que lui.

— Vous avez fait votre valise ? dit l’homme en remettant le capuchon sur l’objectif de son appareil.

Servaz acquiesça.

— Très bien, allons la chercher.

Quelques minutes plus tard, ils quittaient le bourg dans une Range Rover hors d’âge crachant une fumée noire sur une petite route qui suivait la rive ouest du lac.

Samira Cheung regarda Vincent. Elle avait ce jour-là tellement de crayon noir autour des yeux qu’on aurait dit une goule surgie d’une histoire de maison hantée.

— Tu penses la même chose que moi ?

— De quoi tu parles ?

— De ce qu’a dit Quintard à la réunion : le trajet de Martin, son passage en Suisse. La Suisse, c’est pas loin de…

— L’Autriche, je sais, confirma-t-il. Halstatt…

— Tu crois vraiment qu’il peut être là-bas ?

— Ça a l’air absurde, non ?

— Mais c’est quand même la route, fit-elle remarquer.

Il considéra les deux bagues à tête de mort de sa main droite et les bracelets en cuir pleins de croix, de clous et de crânes miniatures.

— Oui, admit-il, c’est la route… C’est aussi la route de Genève, la ville d’Hirtmann. Et la Norvégienne, tu crois qu’elle est avec lui ?

Samira ne lui répondit pas. Elle était déjà en train de pianoter sur son clavier.

— Regarde.

Il s’approcha, vit une page d’accueil quelconque, puis lut : « Polizei Halstatt, Seelände 30 ». Il y avait une adresse mail qui se terminait par « polizei.gv.at » et même un site Web. Samira cliqua dessus et ils sourirent malgré la gravité de la situation : deux top models façon Barbie et Ken en uniforme de police près d’une voiture de patrouille, aussi crédibles que Steven Seagal dans le rôle du président des États-Unis.

— Tu parles allemand ? demanda-t-elle.

Il fit signe que non.

— Moi non plus.

— Mais je parle anglais, dit-il en décrochant son téléphone. Les Autrichiens, ça cause aussi british, non ?

Elle laissa retomber le rideau. Depuis sa fenêtre de l’hôtel Grüner Baum, elle avait vu Martin parler avec le type au bonnet jaune qui prenait des photos. À présent, ils partaient ensemble. Elle se précipita hors de sa chambre du premier étage, dévala les marches et jaillit sur la place, à temps pour les voir la quitter par une ruelle. Au lieu de les suivre, elle partit dans l’autre sens.

Espérandieu raccrocha. Le flic autrichien — un type nommé Reger ou quelque chose comme ça — s’était montré étonnamment coopératif. Il semblait ravi de collaborer avec la police française même si la requête avait provoqué un blanc au bout du fil. Espérandieu s’était dit que ça devait le sortir de sa routine. Combien de meurtres par an à Halstatt ? Un touriste chinois tué d’un coup de piolet par un alpiniste sinophobe ? Un mari jaloux qui attachait un pot de fleurs aux chevilles de son épouse avant de l’envoyer par le fond dans le lac ? Reger avait un accent autrichien prononcé, mais son anglais était fluide et impeccable.

Espérandieu fit un signe à Samira qui tapa l’adresse mail trouvée sur le site autrichien et ajouta la photo de Martin au texte en anglais.

Martin et son guide au bonnet jaune revinrent à Halstatt aux environs de 14 heures. Empruntèrent le tunnel qui passait sous la montagne et se garèrent sur le parking P1, puis retournèrent à pied au centre-ville par les bords du lac. Il faisait froid. Il neigeotait au-dessus du lac et la lumière semblait aussi plombée que celle d’une fin d’après-midi.

— Pourquoi ce détour ? demanda Servaz en traînant de nouveau sa valise derrière lui.

— Pour m’assurer que personne ne nous suit…

— Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?

— Vous rentrez à votre hôtel et vous n’en bougez pas : vous attendez qu’on vienne vous chercher. Pas de coup de fil à qui que ce soit, c’est bien compris ? Pas d’alcool, pas de cigarettes. Et évitez aussi le café. Buvez de l’eau, reposez-vous, dormez.

Ni Servaz ni l’homme blond au bonnet jaune ne virent la Lada Niva verte immatriculée à Prague se garer sur le même parking quelques minutes plus tard. Zehetmayer fut le premier à en descendre. Il portait son habituel manteau à col de loutre et un feutre cabossé sur son crâne dégarni qui contrastaient avec l’aspect pitoyable du 4 x 4. Jiri était vêtu d’un simple anorak, de jeans et de bottes fourrées, et aurait pu passer pour un touriste. Ils laissèrent la voiture et foncèrent tout droit vers le centre du village.

Ils s’assirent dans un café et regardèrent passer le flot des touristes, aussi dépareillés qu’un loup et un renard.

Au bout de trois heures enfermé dans sa chambre, Servaz commençait à tourner en rond. Il n’arrêtait pas de penser à Margot. À son air fatigué, accablé. Il était parti comme un voleur et elle devait être morte d’inquiétude. Il contenait de plus en plus difficilement son impatience. Il fallait qu’il lui parle.

Est-ce qu’ils avaient reçu l’autorisation d’un juge de la mettre sur écoute ? Dans un laps de temps aussi court ? Possible compte tenu des circonstances. Mais pas certain. La police et la justice françaises ne fonctionnaient pas comme dans les séries télé. Et les ratés étaient nombreux. Il n’y avait qu’à voir ces terroristes recherchés par toutes les polices d’Europe et qui s’étaient promenés pendant des jours ou des semaines en sautant d’un pays à l’autre, avaient franchi des frontières, pris des trains avant d’être interceptés.

Il devait courir le risque. Il sortit le petit téléphone à carte prépayée qu’il avait acheté dans le centre de Toulouse avant de filer à l’aéroport, composa le numéro.