— Pas vraiment, dit-il. Tout ce qui m’importe, c’est que vous soyez en bonne santé.
— C’est une belle clinique que vous avez là, commenta Servaz. De la chirurgie esthétique, c’est ça ?
— En effet.
— Maintenant, répondez-moi, êtes-vous compétent pour réaliser ce genre d’opération ?
— Avant que je me convertisse à cette activité plus… rémunératrice… c’était ma spécialité, voyez-vous. Renseignez-vous : j’étais très bon. Ma réputation s’étendait bien au-delà des frontières de l’Autriche.
— Vous savez qui je suis ? demanda Servaz.
— Le père de l’enfant.
— À part ça…
— Non, et je m’en fiche.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— À quel sujet ?
— Au sujet de cette opération…
— Que Gustav avait besoin d’une greffe. Le plus vite possible.
— Quoi d’autre ?
— Que vous aviez pris une balle dans le cœur il y a quelques mois. Et que vous étiez resté dans le coma pendant plusieurs jours.
— Ça ne vous inquiète pas ?
— Pourquoi ça m’inquiéterait ? C’était dans le cœur, pas dans le foie.
— Est-ce que ça n’est pas un peu… risqué ?
— Bien sûr que ça l’est. Toute opération comporte un risque.
Dreissinger agita ses belles mains de pianiste.
— Et il s’agit d’une opération très délicate, ajouta-t-il, une triple opération en vérité : celle qui consiste à vous enlever les deux tiers de votre foie, la suivante à extraire le foie nécrosé de Gustav et la troisième à lui implanter un greffon sain et à tout recoudre. Il y a toujours un risque.
Il sentit un pincement au creux de l’estomac.
— Mais le fait que j’aie subi une opération cardiaque il y a deux mois, est-ce que ça n’augmente pas considérablement ce risque ?
— Pour l’enfant non : le donneur pourrait aussi bien être un donneur mort, c’est d’ailleurs la procédure la plus courante.
— Et pour moi ?
— Pour vous sans aucun doute.
Il avait dit cela d’un ton badin et Servaz sentit sa gorge s’assécher. Il se fiche complètement que je meure ou pas… Et Hirtmann, lui, est-ce qu’il s’en fiche aussi ?
— Vous abritez un meurtrier, dit-il soudain. Et pas n’importe lequel.
Le visage du chirurgien se ferma.
— Vous le saviez ?
Dreissinger hocha la tête.
— Pourquoi ? demanda Servaz.
Le petit homme parut hésiter.
— Disons que j’ai une dette envers lui…
Servaz haussa un sourcil.
— Quel genre de dette peut impliquer de prendre un tel risque ?
— C’est difficile à expliquer…
— Eh bien, essayez quand même.
— Pourquoi le ferais-je ? Vous êtes flic ?
— En effet.
Dreissinger fixa sur lui un regard étonné.
— Ne vous en faites pas, dit-il, je ne suis pas ici en tant que flic, mais pour donner mon foie, comme vous le savez. Alors ?
— Il a tué ma fille.
La réponse avait fusé sans la moindre hésitation. Servaz regarda le petit homme sans comprendre. Un voile de tristesse était passé sur le visage laid — furtivement. Un instant de faiblesse vite envolé : Dreissinger le toisait à nouveau avec fermeté.
— Je ne comprends pas.
— Il l’a assassinée… À ma demande… Mais sans rien lui faire d’autre, évidemment. Il y a dix-huit ans de cela.
Servaz le regardait avec une incrédulité croissante.
— Vous avez demandé à Hirtmann de tuer votre fille ? Pourquoi ?
— Voyez-vous, monsieur Servaz, il n’y a qu’à regarder ma figure pour comprendre que la nature n’est pas aussi parfaite que certains le prétendent. Ma fille était aussi laide que son père, cela la rendait très… déprimée… Mais, comme si cela ne suffisait pas, elle était aussi atteinte d’une maladie incurable, une maladie rare, une maladie terrible qui provoquait d’horribles souffrances. Il n’y a à ce jour aucun traitement et la seule issue est la mort au mieux avant quarante ans, dans des souffrances chaque jour plus intolérables. Un jour, j’en ai parlé à Julian. Et il m’a proposé de le faire. Je l’avais moi-même envisagé à plusieurs reprises. Mais dans ce pays seule l’euthanasie passive est tolérée et j’avais trop peur d’aller en prison. Je vous l’ai dit : j’ai envers lui une dette que je ne pourrai jamais honorer.
— Mais vous risquez d’aller en prison pour ça aussi…
Les yeux du chirurgien se réduisirent à deux fentes.
— Pourquoi ? Vous avez l’intention de me dénoncer ?
Servaz ne répondit pas mais il eut la sensation d’avoir avalé du gel réfrigérant : sur la table d’opération, ce type aurait sa vie entre ses mains. Et, comme il l’avait précisé, le donneur pouvait aussi bien être mort.
— Vous voulez en savoir plus sur ce qui va se passer ? demanda Lothar Dreissinger d’un ton doucereux.
Servaz hocha prudemment la tête. Il n’était pas trop sûr de vouloir.
— Nous allons d’abord effectuer le prélèvement sur votre foie. Ensuite, nous allons réaliser l’hépatectomie…
— La quoi ?
— L’exérèse, l’ablation du foie malade de Gustav. Cela consiste à sectionner les attaches ligamentaires, les vaisseaux sanguins — artère hépatique et veine porte — ainsi que les voies biliaires. Seulement, avec son insuffisance hépatique, nous devons redoubler de vigilance parce qu’il pourrait y avoir des problèmes de coagulation. Et enfin à implanter le greffon. Les vaisseaux sanguins seront raccordés en priorité pour irriguer à nouveau l’organe. Ensuite, ceux transportant la bile. Pour finir, avant de refermer, on installera les drains pour évacuer le sang, la lymphe ou la bile qui pourraient s’être accumulés tout autour. Tout cela évidemment sous anesthésie générale. Une telle opération peut durer jusqu’à quinze heures.
Il n’était pas sûr d’avoir tout pigé à l’anglais médical de Dreissinger mais ce qu’il entendait ne lui disait rien qui vaille. Et où était le Suisse ? Et Gustav ? Il n’avait vu ni l’un ni l’autre en arrivant. On l’avait conduit directement ici. Il avait juste croisé des portes marquées Anesthésie — Bloc opératoire 1 — Bloc opératoire 2 — Radiographie — Pharmacie.
Tout était blanc, aseptisé, d’une propreté impeccable.
— On va passer la matinée à réaliser une série d’examens sur vous, ajouta le petit homme. Ensuite, vous vous reposerez jusqu’à l’opération et vous n’avalerez plus rien de la journée. Pas de cigarettes non plus, évidemment.
— Elle aura lieu quand ?
— Ce soir.
Servaz haussa un sourcil.
— Pourquoi ce soir ? Pourquoi pas demain ? En plein jour ?
— Parce que c’est là que mon cycle biologique est à son maximum, répondit Dreissinger en souriant. Il y en a qui sont du matin, d’autres du soir. Moi, mon heure, c’est la nuit.
Servaz ne dit rien. Il se sentait un peu à côté de ses pompes en vérité, le sentiment d’irréalité était de plus en plus grand. Et ce type lui faisait froid dans le dos.
— Quelqu’un va vous conduire à votre chambre. On se revoit au bloc. Donnez-moi votre téléphone, s’il vous plaît.
— Quoi ?
— Votre téléphone, donnez-le-moi.
Lothar Dreissinger attendit que les pas se fussent éloignés en résonnant dans le couloir pour sortir de son bureau et pousser la porte voisine. Elle ouvrait sur une pièce minuscule, pleine d’étagères supportant des dizaines de classeurs et de cartons étiquetés. Une petite fenêtre dans le fond. La haute silhouette s’encadrait sur le profil des montagnes, lui tournant le dos.