Dès qu’il fut entré, il appela le flic français. Il entendit un léger bruit de fond quand celui-ci répondit.
— Je suis en route, répondit-il. Vous l’avez mis sous surveillance ?
— Il est en salle d’opération, sous anesthésie, répondit Reger. Mais j’ai un homme sur place qui ne le quitte pas d’une semelle. Ce type, qu’est-ce qu’il a fait exactement ? Vous m’avez parlé d’un criminel recherché. C’est un peu vague…
— On le soupçonne d’avoir tiré sur un autre homme, répondit Espérandieu. Un violeur récidiviste.
— Oh, il fait l’objet d’un mandat d’arrêt international ? voulut savoir le policier autrichien.
— Les mandats d’arrêt internationaux, ça n’existe pas, le corrigea son interlocuteur. (Il y eut une seconde de silence.) Il y a une notice rouge d’Interpol le concernant, oui.
— Dans ce cas, je vais demander l’aide de la Bundespolizei de Salzbourg pour l’appréhender, décida l’Autrichien.
— Non, ne faites rien de tel, pas tant que je ne suis pas arrivé, intervint le Français dans l’appareil. Cet homme ne représente pas un danger pour les autres. Laissez-moi m’en occuper.
Reger fronça les sourcils devant son téléphone. Il comprenait de moins en moins.
— Comme vous voudrez, dit-il finalement.
Mais il était bien décidé à contacter sa hiérarchie dès qu’il aurait raccroché.
Marieke s’était trompée : Servaz n’était pas sous anesthésie. Pas encore. Il était cependant allongé sur la table d’opération, respirant dans un masque à oxygène, une perfusion dans le bras, prêt à recevoir l’injection, anxieux, incertain, déconfit. Autour de lui, l’équipe médicale s’activait et les moniteurs surveillaient sa pression artérielle, sa pression veineuse centrale et sa température.
En tournant la tête, il pouvait voir Gustav déjà endormi sur la table d’opération voisine, le corps maintenu à bonne température par une couverture et un matelas à air pulsé. Il distinguait toute la sorcellerie moderne autour du gosse : des moniteurs identiques aux siens, des poches de transfusion, des tubes transparents et des voies fixées par des sparadraps, des seringues autopousseuses et des coussins de protection. Dans l’un de ces tubes, le sang de Gustav luttait pour s’échapper.
Il avala sa salive.
Les drogues commençaient à faire leur effet et le stress intense qu’il avait ressenti durant les premières minutes laissait la place à une anormale sensation de bien-être — anormale compte tenu de l’environnement rigoureusement hostile dans lequel il se trouvait. Un dernier éclair de lucidité lui dit que cette sensation était trompeuse, mensongère, et qu’il ne devait pas s’y fier. Mais, à son tour, la clairvoyance s’en fut.
Servaz regarda à nouveau la main du môme, là-bas. Là où il distinguait le sang qui cherchait à s’échapper dans le tube. C’est toujours ainsi : le sang lutte pour sortir. Rouge sur la peau blanche, rouge dans le tube transparent. Rouge. Rouge. Rouge comme celui d’un cheval à la tête coupée, rouge comme l’eau du bain d’une spationaute qui s’était ouvert les veines, rouge comme son propre cœur percé par une balle et pourtant continuant de battre.
Rouge…
Rouge…
Il se sentait bien tout d’un coup. OK. C’est la fin, comme dit Espérandieu. Non, il ne le dit pas, il le chante. This is the end, my friend. D’accord. Allons-y. C’est la fin… Gustav, le fils de Kirsten. Non, ce n’est pas ça. Gustav, le fils de… de qui déjà ?
Il perdait les pédales.
Son cerveau buggait.
Rouge…
Comme le rideau qui tombe.
— Où sont-ils ? demanda Rimbaud.
À Toulouse, Stehlin regardait le commissaire de l’IGPN, pâle, très pâle. Sans doute le patron du SRPJ déroulait-il le film d’une carrière jusqu’ici impeccablement ascendante. Mais la tache en train de s’étendre sur son CV effacerait toutes ces années de bons et loyaux services et bientôt on ne verrait plus qu’elle, on ne se souviendrait de rien d’autre. Des années d’efforts, d’ambition, de compromis balayés en un seul jour. Tel un cyclone ravageant en quelques heures un paradis côtier.
— Je ne sais pas, avoua-t-il.
— Vous ne savez pas où se trouve Servaz ? Vous n’avez pas une petite idée de l’endroit où il a pu aller ?
Un silence.
— Non.
— Et cette policière norvégienne. Kirsten… ?
— … Nigaard. Non plus.
— Un de vos hommes est un assassin et il est en fuite et cette policière norvégienne censée collaborer avec lui a aussi disparu, ça ne vous inquiète pas ?
Le ton était cinglant. Le visage du directeur du SRPJ avait la couleur du lait caillé.
— Je suis désolé, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour les retrouver…
Rimbaud renifla.
— Tout ce qui est en votre pouvoir, ironisa-t-il. L’un de vos policiers a abattu un homme de sang-froid, vous abritez un assassin dans vos rangs. Ce service est une vraie calamité, une honte, l’exemple même de tout ce qui ne fonctionne pas dans la police — et, puisque c’est vous qui le dirigez, tout cela est de votre responsabilité, assena Rimbaud froidement. Vous aurez des comptes à rendre, croyez-moi.
Il se levait déjà.
— En attendant, mettez tout en œuvre pour les retrouver. Essayez au moins de faire ça correctement.
Dès que le bœuf-carotte fut reparti, Stehlin décrocha son téléphone et appela Espérandieu. S’il y en avait un qui connaissait Martin, c’était son adjoint. La voix de Samira lui répondit :
— Patron…
— Samira ? Où est Vincent ?
Un blanc à l’autre bout.
— En congé.
— Quoi ?
— Il a pris une journée pour…
— Une journée ? En ce moment ? Trouvez-le-moi ! Dites-lui que je veux lui parler. TOUT DE SUITE !
Jiri coupa le sifflet à la radio classique qui diffusait depuis des heures symphonies sur concertos et cantates sur opéras.
— Remettez-moi ça, dit Zehetmayer à côté de lui.
— Non. Pas tant que je serai dans cette caisse, rétorqua Jiri. Le classique, ça m’emmerde.
Il devina que le vieux s’étouffait d’indignation à côté de lui et ne put s’empêcher d’en éprouver de la satisfaction : le directeur d’orchestre commençait à lui taper sur les nerfs. Jiri avait ses jumelles sur les genoux. Il n’y avait plus rien à voir : les ténèbres du soir s’étaient installées autour de la clinique, le store avait été relevé et la chambre était vide. Selon toute évidence, l’opération avait commencé ; ils avaient emmené le flic et le môme au bloc. Il attendrait qu’ils soient revenus pour frapper. Quand ils seraient encore dans les vapes, incapables de la moindre réaction — même le flic, dans son état, ne pourrait s’opposer à lui.
Où était Hirtmann ? se demanda-t-il. Au bloc, certainement. Avec les autres… En train de suivre l’opération… D’après leur source, le Suisse tenait à ce gosse comme à la prunelle de ses yeux.
Oui, mais voilà : assis dans la pénombre de la Lada, Jiri ne se sentait pas complètement rassuré. Il n’aimait pas que le Suisse fût hors de vue. Ça lui laissait la désagréable impression de ne pas tout contrôler. Il n’aimait pas à avoir à surveiller en permanence ses arrières. Plus inquiétant encore, il avait eu toute la journée le sentiment que le Suisse savait qu’ils étaient là, qu’il jouait à apparaître et disparaître. Qu’ils étaient non pas le chat mais la souris.