Выбрать главу

Servaz sourit. Rimbaud ne pouvait s’empêcher de torturer les gens d’une manière ou d’une autre.

— Accouchez, dit-il.

— Un film, répondit le bœuf-carotte. Un film pris avec une GoPro fixée sur le torse de son auteur… La nuit où Jensen a été tué… Il montre tout : la tentative de viol… l’auteur du film qui se rue sur Jensen… qui lui tire dans la tempe à bout touchant… qui repart ensuite dans les bois… Après quoi, il retourne la GoPro vers lui et se filme… Et il nous fait un petit coucou, le con…

— Hirtmann ?

— Ouais, m’sieur.

Servaz laissa retomber sa tête en arrière, contre l’oreiller, et inspira à fond en contemplant le plafond.

— Cette vidéo vous innocente du meurtre de Jensen, Servaz, dit Rimbaud dans l’appareil. Même si je me demande bien pourquoi Hirtmann nous l’a envoyée.

— Mais… ?

— Mais ça ne vous exonère pas de votre comportement indigne d’un membre de la police nationale, de votre fuite du commissariat, de votre passage en Autriche sous une fausse identité, du meurtre de Kirsten Nigaard, officier de police de Norvège, avec une autre arme que votre arme de service…

— Légitime défense, dit-il.

— Possible.

— Tiens donc, on dirait que vous sautez moins vite aux conclusions, tout à coup.

— Je vais demander votre révocation, dit Rimbaud. La police française ne peut plus se permettre de compter des gens comme vous dans ses rangs. Et votre ami Espérandieu va faire l’objet de sanctions lui aussi.

Après quoi, il raccrocha.

Il neigea toute la nuit et le jour suivant. De son lit, Servaz regardait les flocons tomber. Il n’était pas encore question pour lui de se lever ni de marcher. Les médecins lui répétaient à l’envi qu’il était un miraculé : après cette opération au cœur, il n’aurait jamais dû en subir une autre au foie si vite. Quant au fait qu’il fût sorti abattre quelqu’un d’un coup de pistolet moins d’une heure après son réveil, ce fait d’armes entrerait probablement dans les annales de la médecine autrichienne. Il avait à présent deux énormes cicatrices qui faisaient de lui un vrai monstre de Frankenstein : l’une sur la poitrine, l’autre qui démarrait sous le sternum, descendait à la verticale sur six centimètres puis bifurquait brusquement vers le flanc. Il demandait régulièrement des nouvelles de Gustav, qui se trouvait dans un service voisin du sien : Gustav allait bien, mais il demandait à voir son papa — c’est-à-dire Hirtmann.

Le matin du cinquième jour, il put enfin se lever et marcher. Les agrafes tiraient encore un peu sous le bandage. Sa première visite fut bien sûr pour son fils. Le môme avait une sale tête et des yeux plus cernés que jamais, mais le médecin de service se voulut rassurant : les premiers signes étaient encourageants et Gustav acceptait bien le traitement immunosuppresseur qui avait pour but de réduire les risques de rejet du greffon. Servaz n’en fut qu’à moitié tranquillisé : il y avait tellement de choses encore qui pouvaient tourner mal.

Gustav dormait quand Servaz entra dans sa chambre. Il avait son pouce dans sa bouche et ses longs cils blonds frémissaient légèrement. Servaz se dit que des rêves devaient traverser son sommeil, à l’image des nuages sans cesse changeants qui traversaient le ciel au-dessus de l’hôpital — et il se demanda si c’étaient des rêves agréables. Il regarda un long moment la petite bouille tranquille, drap et couverture remontés jusqu’au menton, et la cage thoracique étroite qui se soulevait — en cet instant, Gustav avait l’air en paix —, puis il repartit aussi silencieusement qu’il était venu.

Noël arriva, et Servaz comme Gustav le passèrent à l’hôpital, au milieu des cris enjoués des infirmières, des guirlandes clignotantes et des petits sapins synthétiques. Puis ce fut le tour d’un mois de janvier glacial — en Autriche comme en France, s’il en croyait les infos sur Internet — tandis que Donald Trump s’asseyait dans son fauteuil du Bureau ovale. En février enfin, il put rentrer chez lui. Il passa aussitôt en conseil de discipline et écopa d’une exclusion temporaire de trois mois, non rémunérée, et d’une rétrogradation au grade de capitaine. Il se démena pendant des mois pour obtenir la garde de Gustav, qu’on avait confié à une famille d’accueil. La France avait un nouveau président quand il l’obtint et il se retrouva à essayer d’apprivoiser ce nouveau venu. Ce furent des jours difficiles, l’enfant pleurait, réclamait son vrai père, piquait des crises et Servaz se sentait désemparé, dépassé et incompétent. Charlène, Vincent et leurs deux enfants vinrent heureusement à sa rescousse — Charlène presque tous les jours, pendant qu’il reprenait le chemin de l’hôtel de police — et, petit à petit, Gustav parut s’acclimater à sa nouvelle situation et même l’apprécier. Ce fut alors pour Servaz un bonheur comme il n’en avait pas connu depuis longtemps.

En Autriche, Julian Hirtmann fut transféré à la prison de Leoben, une prison ultra-moderne en verre surnommée « la prison 5 étoiles ». La France réclamait son extradition mais le Suisse devait d’abord passer en jugement là-bas. Un autre Noël approchait quand, une nuit, il se plaignit de nausées et de crampes à l’estomac. On alla chercher le médecin. Le toubib ne trouva rien qui justifiât de tels maux de ventre sinon peut-être un léger gonflement abdominal et, croyait-il, le stress. Il donna deux cachets au Suisse et rédigea une ordonnance. Peu de temps après son départ, Hirtmann demanda au jeune surveillant de service un nouveau verre d’eau.

— Comment vont vos enfants, Jürgen ? demanda-t-il en saisissant le verre d’eau et en s’assurant que personne d’autre ne pouvait entendre. Comment vont Daniel et Saskia ?

Il vit le jeune officier pâlir.

— Et votre femme, Sandra, elle fait toujours les petites classes ?

Il neigeait derrière les vitres noires. Le vent accompagnait de sa mélopée lointaine la voix bien trop distincte du Suisse. Un rire s’éleva quelque part puis le silence revint.

— Comment vous connaissez le nom de mes enfants ? demanda Jürgen en sursautant.

— Je connais tout de chacun de vous ici, répondit le Suisse, et je connais beaucoup de monde dehors. Désolé, je voulais juste être poli.

— Je ne crois pas, non, dit le jeune surveillant d’une voix qui se voulait ferme mais qui peinait à l’être.

— En effet, vous avez raison. J’ai un tout petit service à vous demander…

— Oubliez ça, Hirtmann, je ne vous rendrai aucun service.

— J’ai beaucoup d’amis dehors, susurra le Suisse, et je ne voudrais pas qu’il arrive malheur à Daniel ou à Saskia…

— Qu’est-ce que vous avez dit ?

— C’est vraiment un tout petit service… Il s’agit juste de me procurer une carte de Noël… et ensuite d’envoyer cette carte à l’adresse que je vous indiquerai. Rien de bien méchant, vous voyez.

— Qu’est-ce que vous avez dit avant  ? gronda le jeune homme, furieux. Vous pouvez répéter ?

Il fixait le Suisse avec colère — mais sa colère se transmua en inquiétude, puis en une vague de terreur pure, quand il vit les traits de celui-ci changer, se métamorphoser littéralement sous ses yeux, l’ombre noire qui coulait dans les pupilles et l’éclat maléfique du regard. Et comment l’horrible changement donna à ce regard, dans les rayons froids et chirurgicaux du néon, une insoutenable intensité — et fit de ce visage celui de quelqu’un qui n’avait plus rien d’humain, un visage comme seule la folie pouvait en engendrer. La voix qui jaillit ensuite en un murmure puissant de cette bouche presque féminine prononça des paroles qu’il n’oublierait jamais :