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— Avec deux flingues, on aurait eu plus de chances de l’arrêter, fit remarquer judicieusement son adjoint.

Mais le chien ne mouftait pas. Aussi silencieux qu’une ombre. Une ombre avec deux petits yeux brillants. Servaz grimpa l’unique marche sur laquelle la pluie crépitait en surveillant le clebs du coin de l’œil, et il pressa le téton métallique de la sonnette. À travers la vitre dépolie, il entendit le son aigrelet se répandre dans la maison. C’était noir de l’autre côté. Comme dans un four.

Puis il perçut les pas. Et la porte s’ouvrit.

— Qu’est-ce que vous voulez, putain ?

L’homme était plus petit que lui. Très mince, presque maigre. Il devait peser dans les soixante kilos pour un mètre soixante-dix. Plus jeune aussi. Dans les trente ans. Sa tête entièrement rasée. Servaz nota certains signes : les joues caves, les yeux enfoncés dans leurs orbites et les pupilles en têtes d’épingle, bien qu’il n’y eût presque pas de lumière là où il se tenait.

— Bonsoir, dit-il poliment en dégainant son écusson. Police judiciaire. On peut entrer ?

Il vit le crâne rasé hésiter.

— On veut juste vous poser quelques questions au sujet des trois femmes qui se sont fait agresser près du fleuve, s’empressa-t-il d’ajouter. Vous avez dû lire ça dans les journaux.

— Je lis pas les journaux.

— Alors, sur Internet.

— Non plus.

— Ah. On fait toutes les maisons dans un rayon d’un kilomètre, mentit-il. Enquête de voisinage, le truc habituel…

Les yeux en têtes d’épingle allaient de Servaz à Vincent et retour. Il avait une peau aussi blanche que de l’os et un cou maigre entre des épaules osseuses. Servaz se dit qu’il devait penser à la blonde qu’il croyait avoir matchée sur Tinder — un vrai miracle, non, avec une tronche pareille ? — et qu’il n’avait qu’une hâte : qu’ils décampent pour pouvoir reprendre sa drague électronique. Qu’aurait-il fait avec elle si elle avait réellement mordu à l’hameçon ? fut la question que le flic se posa ensuite. Il avait lu son dossier…

— Il y a un problème, monsieur ?

Servaz avait volontairement adopté un ton soupçonneux, en haussant les sourcils d’un air perplexe.

— Hein ? Non… non, y a pas d’problème… Entrez. Mais magnez-vous, OK ? Je dois donner son médicament à maman.

Jensen fit un pas en arrière et Servaz franchit le seuil. Il pénétra dans un couloir presque aussi sombre et étroit qu’une galerie de mine, avec une zone faiblement éclairée dans le fond et une bande de lumière grise émanant d’une porte à deux mètres de là sur la gauche. Il pensa à un réseau de grottes fugitivement illuminées par les lampes de spéléologues. Ça sentait l’urine de matou, la pizza, la transpiration et le tabac froid. Et aussi une autre odeur, qu’il identifia pour l’avoir reniflée à maintes reprises dans des appartements du centre-ville où on retrouvait les cadavres de vieilles dames oubliées de Dieu et des hommes : l’odeur douceâtre des médicaments et de la vieillesse. Il fit un pas de plus. De chaque côté, des murailles de cartons empilés contre les murs, presque jusqu’à hauteur d’appui, affaissés sur eux-mêmes sous le poids de ce qu’ils contenaient : vieux abat-jours, piles de revues poussiéreuses, paniers en osier pleins de choses inutiles. Ailleurs, les meubles, lourds et sans grâce, ménageaient à peine le passage pour une personne. Plus un garde-meubles qu’une maison…

Il parvint à la porte et jeta un coup d’œil sur sa gauche. Ne vit d’abord que les formes noires d’un mobilier surchargé avec, au centre, la petite étoile d’une lampe de chevet posée sur une table de nuit. Puis le tableau se précisa et il découvrit la créature au fond du lit. La mère malade, sans l’ombre d’un doute. Il n’était pas préparé à ça — qui aurait pu l’être ? — et il eut un mouvement de déglutition involontaire. La vieille femme était mi-assise mi-couchée, adossée à un invraisemblable amoncellement d’oreillers, eux-mêmes appuyés contre une tête de lit en chêne sculpté. Sa chemise de nuit élimée bâillait sur une poitrine osseuse et tavelée. Son visage, avec ses pommettes saillantes, ses yeux profondément enfoncés dans les cavernes noires des orbites et les rares touffes de cheveux gris sur les tempes, laissait deviner le crâne qu’il deviendrait sous peu, telle une vanité. Servaz aperçut des dizaines de tubes de médicaments sur le napperon de la table de nuit et aussi un tuyau qui s’élevait du bras noueux de la vieille femme pour rejoindre une poche de perfusion suspendue à une potence. C’étaient bien les prémices de la mort qui étaient à l’œuvre ici ; la mort occupait dans cette chambre beaucoup plus de place que la vie. Mais le plus choquant était les yeux eux-mêmes. Larmoyants, ils fixaient Servaz du fond du lit. Et, malgré la fatigue, la lassitude, la maladie, ils brillaient de méchanceté. En repensant au nom de l’impasse — chemin du Paradis —, il se demanda s’il n’était pas plutôt sur celui de l’Enfer.

À part ça, la momie avait un mégot jauni coincé entre ses lèvres craquelées et elle fumait comme un pompier : Servaz vit un cendrier plein posé à côté d’elle et un épais nuage au-dessus du lit. Remué par cette vision, il s’avança jusqu’au salon faiblement éclairé par la lueur palpitante d’un téléviseur et celle des écrans d’ordinateur disposés sur un grand plan de travail. Il devina tout un réseau de pièces communiquant entre elles par des arches basses, un escalier en bois, un tas de recoins. Quelque chose frôla ses jambes et il distingua des formes allant et venant dans la pénombre, sautant d’un meuble à l’autre. Il y en avait des dizaines, de couleurs et de tailles variées. Des chats… Ça grouillait de chats, là, dans le noir. Servaz discerna aussi les soucoupes claires posées un peu partout dans la pénombre, remplies de nourritures diverses qui séchaient et noircissaient, et il fit attention où il mettait les pieds.

L’air était encore plus lourd et irrespirable que dans le couloir ; il crut discerner un vague remugle derrière l’odeur de bouffe à chats en train de se décomposer : une trace olfactive qui évoquait le poisson, l’eau de Javel — et il pinça les narines.

— On ne pourrait pas allumer ? dit-il. Il fait noir comme dans un four ici.

Leur hôte tendit le bras. Le faible halo d’une lampe d’architecte éclaira la portion de bureau encombrée d’écrans, laissant tout le reste dans l’ombre. Servaz aperçut néanmoins un canapé et un bahut dans la pénombre.

— Ces questions, vous me les posez ou pas ?

Jensen avait une voix un brin zozotante ; le flic devina derrière la provocation de façade une grande timidité.

— Vous allez vous balader, des fois, sur le chemin de halage le long du fleuve ? demanda Espérandieu dans le dos du jeune homme, l’obligeant à se retourner.

— Nan.

— Jamais ?

— Je vous ai dit que non, répondit Jensen en surveillant Servaz du coin de l’œil.

— Vous n’avez pas entendu des rumeurs au sujet de ce qui s’y est passé ?

— Non mais… vous déconnez ou quoi ? Z’ avez vu où on vit, ma mère et moi ? C’est qui qui les aurait rapportées, ces rumeurs, d’après vous ? Le facteur p’t-êt’ ? Personne vient jamais ici.

— Sauf les gens qui vont courir le long du fleuve, fit remarquer Servaz.

— Mouais… y en a qui garent leurs voitures là-devant, sur ce putain de terrain vague, c’est vrai…

— Des hommes ? Des femmes ?

— Ben, les deux, tiens. Même que certaines ont des clebs avec elles et que ça fait aboyer Fantôme.