— Et vous les voyez passer devant vos fenêtres.
— Et après ?
Il y avait quelque chose là-bas, sous le bahut, dans la pénombre. Servaz l’avait repéré dès qu’il était entré. Ça ne bougeait pas — ou à peine. Il fit un pas de plus.
— Hé ! Où vous allez comme ça ? Si c’est une perquise, vous…
— Trois femmes ont été agressées sur le chemin à moins de deux kilomètres d’ici, intervint Vincent, obligeant Jensen à tourner la tête vers lui. Elles ont toutes fait la même description…
Servaz sentit que le jeune homme se raidissait. Il se déplaça imperceptiblement vers le bahut.
— Elles ont décrit un homme portant un sweat à capuche, un mètre soixante-dix environ, mince, dans les soixante kilos…
En réalité, les trois femmes avaient brossé trois portraits robots passablement différents, comme souvent. Le seul point commun : l’agresseur était petit et maigre, mais avec une grande force.
— Qu’est-ce que vous faisiez les soirs des 11 octobre, 23 octobre et 8 novembre entre 17 et 18 heures ?
Jensen fronça les sourcils, mimant une réflexion profonde, quelqu’un qui se creuse intensément le ciboulot, et Servaz pensa au jeu d’acteur de ces figurants japonais dans Les Sept Samouraïs.
— Le 11, j’étais avec mes potes Angel et Roland. On tapait le carton chez Angel. Le 23, idem. Le 8 novembre, Angel et moi on est allés au cinéma.
— Quel film ?
— Un truc avec des zombies et des scouts dans le titre.
— Des zombies et des scouts ? releva Vincent. Scout’s Guide to the Zombie Apocalypse, confirma-t-il. Sorti le 6 novembre. Je l’ai vu aussi.
Servaz regarda son adjoint comme il aurait regardé un Martien.
— C’est bizarre, dit-il doucement, obligeant Jensen à tourner une nouvelle fois la tête, j’ai plutôt une bonne mémoire en général. Mais, là, comme ça, spontanément, je suis pas sûr de pouvoir dire ce que je faisais le 11 octobre au soir, ni le 23, tu vois ? Je me souviens du 25, parce que c’est le jour où un collègue est parti à la retraite. C’était un jour, disons, spécial… mais aller au cinéma ou jouer aux cartes avec des potes, c’est spécial, ça ?
— Zavez qu’à leur demander, vous verrez bien, répliqua Jensen d’un air boudeur.
— Oh, je suis sûr qu’ils confirmeront, dit Servaz qui savait déjà qu’ils trouveraient les deux fournisseurs d’alibis dans un de leurs fichiers. Tu as leurs noms de famille ?
Comme il s’y attendait, Jensen s’empressa de les leur fournir.
— Écoutez, ajouta-t-il, comme s’il recouvrait brusquement la mémoire. Je vais vous dire pourquoi je m’en souviens aussi bien…
— Ah ? Vraiment ?
— Parce que, quand j’ai vu cette fille qui avait été violée dans le journal, j’ai immédiatement noté ce que je faisais ce jour-là…
— Je croyais que tu lisais pas le journal ?
— Ouais, ben, j’ai menti.
— Pourquoi ça ?
Jensen haussa les épaules. Son crâne nu luisait dans la pénombre. Il passa une main pleine de bagouzes dessus, du front vers la nuque, où il y avait un tatouage.
— Parce que j’avais pas envie d’entamer la conversation avec vous, tiens. J’avais qu’une envie : que vous vous barriez.
— T’étais occupé, peut-être ?
— P’t-êt’ ben, ouais.
— Donc, tu as noté ce que tu faisais chaque fois, c’est ça ?
— C’est ça. Et vous savez très bien qu’on fait tous ça.
— « On ». C’est qui on ?
— Les mecs comme moi — les mecs qu’ont déjà été en zonzon pour ça… On sait bien que la première chose que les flicaillons dans vot’ genre vont nous demander, c’est où on était à ce moment-là. Si un keum qu’a déjà été condamné est incapable de se souvenir de ce qu’il foutait quand une fille a été violée dans les environs, ben… y a de grandes chances pour que ce soit lui, le pointeur, vous m’ suivez ?
— Et tes deux potes, là, Angel et Truc — ils ont déjà été condamnés, eux ?
Ils virent Jensen se rembrunir.
— Ouais. Et après ?
Servaz jeta un coup d’œil sous le bahut. L’ombre avait bougé. Deux yeux craintifs l’observaient.
— Quel âge avais-tu la première fois ? demanda Espérandieu tout à trac.
Le tonnerre fit trembler les vitres et un éclair illumina brièvement le salon.
— La première fois ?
— La première fois que tu as agressé sexuellement une femme…
Servaz surprit le regard de Jensen. Il avait changé d’expression. Il brillait littéralement.
— Quatorze, dit-il d’une voix soudain très froide et très distincte.
Servaz se pencha un peu plus. Le petit chat blanc au-dessous du bahut levait la tête vers lui et le regardait depuis l’ombre, partagé entre la peur et l’envie de venir se frotter dans ses jambes.
— J’ai lu ton dossier. C’était une camarade de classe. Tu l’as violée derrière le gymnase.
— Elle m’avait provoqué.
— Tu l’as insultée. Puis tu l’as giflée, frappée…
— C’était une salope, elle couchait déjà avec tout le monde. Une queue de plus ou de moins, qu’est-ce que ça pouvait lui foutre ?
— Plusieurs fois… À la tête… Très violemment… Traumatisme crânien… Et puis, après ça, tu l’as violée avec une pompe du gymnase — une pompe pour gonfler les ballons… Elle ne pourra jamais avoir d’enfants, tu le sais ?
— C’était il y a longtemps…
— Tu as éprouvé quoi, à ce moment-là, tu t’en souviens ?
Un silence.
— Vous pouvez pas comprendre, suggéra Jensen d’une voix déplaisante, soudain pleine de vantardise.
Servaz se raidit. Cette voix. De l’arrogance et de l’égoïsme à l’état pur. Il tendit une main vers le dessous du bahut. Le petit chat blanc en émergea lentement. Il s’approcha craintivement et Servaz sentit une langue minuscule et râpeuse au bout de ses doigts. D’autres chats rappliquèrent aussitôt, mais Servaz les repoussa pour se concentrer sur la petite boule blanche.
— Explique-moi, dit Espérandieu — et Servaz entendit, derrière le ton patient de son adjoint, la rage et le dégoût qui faisaient comme un écho dans sa voix.
— Pour quoi faire ? Vous parlez de choses dont vous ignorez tout, vous n’avez pas la moindre idée de ce que les gens comme nous éprouvent… de… l’intensité de nos émotions, de la… puissance de nos expériences. Les fantasmes des gens de votre espèce — ceux qui se conforment à la loi et à la morale, ceux qui vivent dans la crainte de la justice et du regard des autres — seront toujours à des années-lumière de la vraie liberté, du vrai pouvoir. Nos vies sont tellement plus riches, plus intenses que les vôtres.
La voix de Jensen sifflait à présent.
— J’ai été en prison, j’ai payé, vous ne pouvez plus rien contre moi. Aujourd’hui, je respecte la loi…
— Ah ouais ? Et comment tu fais ? Pour refréner tes pulsions, je veux dire ? Pour pas passer à l’acte ? Tu te masturbes ? Tu vas voir les prostituées ? Tu prends des médocs ?
— … mais j’ai rien oublié, poursuivit Jensen sans tenir compte de l’interruption. Je ne regrette rien, je ne renie rien, je ne ressens aucune culpabilité. Je ne vais pas m’excuser d’être comme Dieu m’a fait…
— C’est ça que tu as ressenti en essayant de violer ces trois femmes au bord de la Garonne ? demanda Espérandieu d’un ton patient. Je dis bien essayer. Parce que tu n’as même pas joui. Si tu as poignardé cette fille avec une telle rage, c’est parce qu’elle n’a même pas réussi à te faire bander, c’est bien ça ?