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Servaz savait ce que son adjoint essayait de faire : vexer Jensen, le faire réagir, le pousser à se justifier, à se vanter. Ça ne marchera pas…

— J’ai violé quatre femmes et j’ai payé pour ça, répondit froidement celui-ci. J’en ai envoyé trois à l’hôpital. (Il avait dit cela comme un footballeur se vantant d’avoir marqué des buts.) Reconnaissez que je n’ai pas l’habitude de faire les choses à moitié. (Il émit un petit ricanement grinçant, qui fit se dresser les poils sur la nuque de Servaz.) Vous voyez bien que ça ne peut pas être moi…

Cette ordure disait vrai. Dès les premières minutes, Servaz avait acquis la conviction que ça n’était pas lui. Pas cette fois, en tout cas… Il regarda le chat blanc.

Et frémit.

Il lui manquait une oreille. À la place, il y avait une cicatrice rose.

Un petit chat blanc avec une oreille en moins — où avait-il déjà vu ça ?

— Laissez mon chat tranquille, dit Jensen.

« Laissez mon chat tranquille »…

Brusquement, ça lui revint. La femme assassinée dans sa maison de campagne au mois de juin, près de Montauban. Il avait lu le rapport. Elle vivait seule, elle avait été violée puis étranglée après avoir pris son petit déjeuner : le légiste avait trouvé du café, des restes de pain aux céréales, de confiture d’agrumes et de kiwi dans son bol alimentaire. Il faisait chaud. Toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes pour laisser entrer la fraîcheur du matin. L’agresseur n’avait eu qu’à en enjamber une. Sept heures du mat’ et des voisins à moins de trente mètres. Malgré ça, personne n’avait rien vu, rien entendu — et les gendarmes n’avaient aucune piste. Aucun indice. La seule chose qu’ils avaient notée, c’était que le chat de la femme avait disparu.

Un chat blanc avec une seule oreille

— Ce n’est pas ton chat, dit doucement Servaz en se relevant.

Il eut l’impression que l’air s’épaississait. Il grimaça. Sentit tous ses muscles durcis par les toxines de la tension. Jensen ne bougeait plus. Silencieux. Un nouvel éclair illumina le salon ; seules les têtes d’épingle de ses yeux naviguaient dans sa face crayeuse, roulant de l’un à l’autre.

— Reculez, dit-il tout à coup.

Une arme dans sa main pleine de bagouzes. Au temps pour moi, songea Servaz en lançant un coup d’œil à Vincent.

— Reculez.

Ils obéirent.

— Ne fais pas de bêtise, dit Espérandieu.

Soudain, Jensen s’élança. Avec la vivacité d’une souris, il contourna plusieurs meubles, ouvrit une porte à l’arrière et disparut, tandis que le vent et la pluie s’engouffraient dans la pièce. Servaz resta un instant interdit — puis se lança à sa poursuite.

— Où tu vas ? hurla Vincent derrière lui. MARTIN ! Où TU VAS ? Tu n’es MÊME pas armé !

La porte vitrée battait au vent et tapait contre le mur arrière de la maison. Elle donnait sur le talus de la voie ferrée, mais un grillage interdisait l’accès à celui-ci. Au lieu de l’escalader, Jensen l’avait longé et se précipitait à présent à travers le terre-plein balayé par la pluie. Servaz émergea à son tour à l’arrière. Dans la lueur des éclairs, il leva les yeux vers la ligne électrique de la voie ferrée, en haut du remblai, cherchant Jensen des yeux, puis il tourna la tête et le vit qui filait en direction du petit tunnel par lequel Espérandieu et lui étaient arrivés, lequel passait sous d’autres voies ferrées qui venaient se joindre à la ligne principale.

Il y avait un portail à droite du tunnel, au-dessous de l’endroit où les voies opéraient leur jonction. Une rampe en ciment grimpait ensuite jusqu’à une sorte de casemate en béton, qui était peut-être un poste d’aiguillage. Ni le portail — où toute une signalétique dissuadait pourtant d’aller plus loin en raison des risques d’électrocution — ni le grillage n’avaient découragé les tagueurs : le moindre centimètre carré de béton était recouvert de grandes lettres colorées. Des gouttes d’eau scintillaient sur le fond noir de la nuit éclairée par intermittence par les éclairs, le tonnerre donnait de la voix : l’orage tournoyait sur Toulouse. Des filets d’eau dévalaient l’herbe du talus, traversaient le grillage et se répandaient sur le terre-plein boueux, où ils formaient un delta de petits ruisseaux et de flaques.

Servaz se mit à courir à travers les torrents d’eau qui se déversaient. Jensen escaladait déjà le portail. Il le vit courir ensuite vers le sommet de la rampe bétonnée, contourner le poste d’aiguillage, là-haut, en direction des voies. À cet endroit se dressaient plusieurs pylônes d’acier soutenant un réseau complexe de grilles, de lignes électriques primaires et secondaires, de transformateurs et de caténaires. Cela ressemblait à une sous-station et Servaz pensa immédiatement haute tension. Il pensa orage, foudre, éclairs, pluie, conduction — et à ces milliers de volts, d’ampères ou de Dieu sait quoi qui circulaient dans ces lignes tel un piège mortel. Bon Dieu de merde, où tu vas ? se dit-il. Jensen ne semblait pas conscient de l’existence du piège. Ce qui le préoccupait, c’était le train de marchandises qui roulait au ralenti devant lui et lui barrait le passage.

Servaz atteignit à son tour le portail. Ses chaussettes glougloutaient dans ses chaussures trempées ; le col de sa chemise était gorgé d’eau, de même que ses cheveux collés à son front.

Il s’essuya le visage et se mit en devoir d’escalader l’obstacle, bascula de l’autre côté. Sa veste dut s’accrocher quelque part, car il entendit un bruit de déchirure quand il retomba sur le sol en ciment.

Là-haut, Jensen hésitait.

Servaz le vit s’incliner d’abord pour regarder en dessous des wagons, puis entre deux wagons — mais, même si le train roulait très lentement, il dut avoir peur de finir écrasé sous les bogies, car il agrippa au vol les échelons d’un wagon et grimpa en direction du toit.

Ne fais pas ça !

Ne fais pas ça !

Pas ici, c’est stupide !

— Jensen ! appela-t-il.

L’homme se retourna, l’aperçut et se mit à grimper deux fois plus vite. Les rails luisaient sous la pluie. Servaz parvint en haut du remblai. Piétinant le ballast, il empoigna à son tour les échelons métalliques sur le côté du wagon.

— Martin ! Qu’est-ce que tu fous ?

La voix d’Espérandieu, en bas. Servaz pose un pied sur un échelon, tire sur sa main refermée autour d’un barreau glissant, pose l’autre pied… Il entend à présent le bourdonnement de l’électricité dans les lignes au-dessus de sa tête, comme le bruit d’un millier de guêpes. La pluie qui rebondit sur le toit du wagon l’éclabousse. Elle coule dans ses cheveux, dans ses sourcils…

Il émerge au niveau du toit. Jensen est toujours là. Hésitant sur la conduite à tenir, sa silhouette dressée dans la lueur des éclairs — à quelques mètres seulement des caténaires et des lignes. Un coup de surtension court un instant d’un bout à l’autre de celles-ci : FFFFCHHHHHHHHHHH… Servaz en a tous les poils qui se hérissent. Il essuie de nouveau sa figure ruisselante. Prend pied sur le toit. La pluie bat la charge sur le wagon. Jensen tourne la tête, à droite et à gauche, comme paralysé par l’incertitude, le dos tourné à Servaz, les jambes écartées…