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Hôpital.

Bloc opéraaatoireee numéro 3 !

Hémostaaaaseeee !

Il faut assurer l’hémostaaaaseeee !

Cliquetis. Voix. Le défilé des néons entre ses cils. Couloirs… Il entend le couinement des petites roues du brancard sur le sol… les portes qui battent… reçoit l’odeur d’éthanol dans les narines… Il a les yeux mi-clos, il n’est pas censé voir : « coma stade 2 », a dit quelqu’un à un moment donné. Il n’est pas censé entendre non plus. Il est peut-être en train de rêver, qui sait ? Mais peut-on imaginer des mots comme « hémostase » — des mots qu’on n’a jamais entendus auparavant et qui, pourtant, ont un sens très précis ? Il lui faudra éclaircir cette question, le moment venu.

Déformation professionnelle, sourit-il — intérieurement, bien sûr.

Il ne cesse d’aller et venir entre une lucidité très erratique et le brouillard le plus complet. Tout à coup, il devine plusieurs personnes penchées sur lui, avec leurs calots et leurs blouses bleues. Des regards. Tous concentrés sur lui comme les rayons d’une lentille.

— Je veux un bilan lésionnel exhaustif. Où sont les concentrés érythrocytaires, les plaquettes, le plasma ?

On le soulève, on le dépose avec précaution. Voilà qu’il s’enfonce de nouveau dans le brouillard.

— Préparez tous les instruments pour une thoracotomie antérolatérale gauche.

Il émerge une dernière fois. Une petite lumière passe devant ses pupilles, d’un œil à l’autre.

— Les pupilles ne réagissent pas. Ne réagit pas non plus à la douleur.

— L’anesthésie, ça vient ?

De nouveau, le masque sur la figure comme une patte de grizzly. Il entend une voix plus forte que les autres :

— On y va !

Soudain, il aperçoit un long tunnel qui grimpe, grimpe vers le haut. Comme dans ce foutu tableau de Jérôme Bosch — comment s’appelle-t-il déjà ? Il monte dans le tunnel. C’est quoi, ce truc ? Il… vole. Une lumière au bout. Merde, où je vais, là ? Plus il s’en approche, plus la lumière est… BRILLANTE. Plus brillante qu’aucune lumière qu’il ait connue.

Où est-ce que je suis ?

Il est étendu sur la table d’opération — et pourtant il marche dans un paysage plein de lumière, un paysage remarquable. Comment est-ce possible ? Un paysage d’une beauté à couper le souffle (« à couper le souffle » : quel humour, mon vieux ! songe-t-il en pensant au masque à oxygène). Il voit des montagnes bleues au loin, un ciel d’une pureté absolue, des collines ET DE LA LUMIÈRE. Beaucoup de lumière. Une lumière brillante, chatoyante, magnifique, tangible. Il sait bien où il est — dans une région contiguë de la mort, peut-être même de l’autre côté — mais il n’éprouve aucune peur.

Tout est beau, lumineux, fantastique. Accueillant.

Il se tient sur une hauteur dominant les collines, les rivières miroitantes qui épousent en serpentant les caprices du terrain. Il voit en bas, à cinq cents mètres environ, un fleuve qui avance lentement dans sa direction, au cœur du paysage, depuis l’horizon. Il suit le chemin qui descend vers lui, et plus il descend, plus le fleuve lui paraît d’un aspect inhabituel. C’est une merveille inimaginable que ce fleuve ! C’est plus beau que tout ce qu’il a connu. Et soudain, à mesure qu’il s’en approche, sa compréhension s’élargit : le fleuve est constitué d’êtres humains marchant côte à côte — ce qu’il voit, c’est le fleuve de l’humanité, passée, présente et future…

Des centaines de milliers, des millions, des milliards d’êtres humains…

Il parcourt les cent derniers mètres et, quand il entre dans cette foule immense, il se sent submergé, entouré par un amour palpable. Plongé au milieu de cet énorme fleuve de gens, il se met à sangloter de joie. Il se rend compte que jamais, pas une minute au cours de toute sa vie, il n’a été aussi heureux. Il ne s’est senti aussi en paix avec lui-même, et avec les autres. Jamais la vie n’a eu parfum si suave, jamais les gens n’ont exprimé tant d’amour à son endroit. Un amour qui l’inonde jusqu’au tréfonds de l’âme.

(La vie ? dit une voix dissonante en lui. Tu ne vois donc pas que cette lumière, cet amour, c’est la mort ?)

Il se demande d’où venait cette dissonance, cet accord discordant tout à coup — aussi puissant que celui qui résonne à la fin de l’adagio de la 10e Symphonie de Mahler.

Il voit quelqu’un à son chevet, entre ses cils, à la limite de son champ de vision. L’espace d’un instant, il ne sait pas comment elle s’appelle, cette belle jeune femme au visage affligé. Elle doit avoir dans les vingt-deux ou vingt-trois ans. Puis le brouillard se dissipe et la lucidité lui revient. Margot. Sa fille. Quand est-ce qu’elle est arrivée ? Elle est censée être au Québec.

Margot pleure. Assise près de son lit, elle a les joues mouillées de larmes. Il peut sentir les pensées de sa fille, sentir à quel point elle est malheureuse — et il a honte, tout à coup.

Il se rend compte qu’il n’est plus au bloc mais dans une chambre d’hôpital.

Réa, songe-t-il. Service de réanimation.

Puis la porte s’ouvre, et un homme en blouse blanche entre, accompagné d’une infirmière. L’espace d’un instant, il est pris de panique lorsque l’homme en blouse blanche au visage grave se tourne vers Margot. Il va lui annoncer que son père est mort.

Non, non, je ne suis pas mort ! Ne l’écoute pas !

— Coma, dit l’homme.

Il entend Margot poser des questions. Elle se tient hors de son champ de vision, et il ne peut pas bouger. Il n’arrive pas à entendre tout ce qui se dit, mais il commence à percevoir des signaux familiers dans la voix de sa fille : devant le langage volontairement technique et abscons du médecin, Margot s’énerve. Elle lui demande de lui expliquer les choses simplement. Et de lui fournir des réponses précises. Le médecin lui répond avec ce mélange de compassion professionnelle, de hauteur et de condescendance que Servaz connaît pour avoir souvent pratiqué les toubibs dans son métier de flic — et Margot, sa chère Margot, s’emporte.

Vas-y, songe-t-il. Fais-lui ravaler sa supériorité !

Finalement, le médecin change d’attitude. Reprend ses explications sur un ton différent, avec des mots simples. Hé, oh, je suis là ! voudrait-il leur crier. Hé ! hé ! par ici ! C’est de moi que vous parlez ! Mais il est incapable d’émettre un son — et, de toute façon, il a ce truc enfoncé dans la bouche.

— Tu m’entends ?

Il ne se rappelle pas très bien où il est parti ni combien de temps. Il a le vague sentiment d’avoir retrouvé la lumière et le fleuve humain, mais il n’en est pas bien sûr non plus. En tout cas, il est de nouveau dans la chambre d’hôpital. Il reconnaît le plafond, avec sa tache brune qui a vaguement la forme du continent africain.

— Tu m’entends ?

Oui, oui, je t’entends.

— Tu m’entends, papa ?

Oui, oui, je t’entends !

— PAPA, TU M’ENTENDS ?

Il voudrait lui prendre la main, lui envoyer un signe, un seul signe, n’importe lequel — un battement de cil, un frémissement de doigt, un son — pour qu’elle comprenne, mais il est prisonnier de ce sarcophage qu’est son corps sans vie.