— Un jeune chat blanc, releva Stehlin d’un ton ouvertement sceptique.
— C’est ça.
— Martin, bon sang, tu es sûr de ce que tu as vu ? Je veux dire… merde : un chat ! Tu ne veux quand même pas qu’on arrête un type parce que tu as vu un chat chez lui ?
— Et pourquoi pas ?
— Aucun juge ne va gober ça, bon sang !
Stehlin disait « bon sang » là où d’autres auraient dit « bordel ».
— On peut peut-être le mettre en garde à vue, non ?
— Sur quelles bases ? Ce type a un avocat qui nous attaque.
— Quoi ?
Stehlin allait et venait dans la petite chambre, comme il avait l’habitude de le faire dans son grand bureau — sauf qu’ici il manquait d’espace et se cognait contre les murs.
— Il dit que tu l’as menacé avec une arme et forcé à monter sur ce train, que vous saviez pertinemment qu’il risquait d’être électrocuté et que vous avez tout fait pour qu’il le soit.
— Électrifié, rectifia Servaz. Il s’en est tiré.
Il porta une main à sa poitrine. Il avait l’impression de sentir les fils des sutures tirer sur la plaie. On lui avait découpé le sternum à la pince ou à la scie pour l’occasion, et il faudrait des semaines avant que l’os se ressoude complètement — des semaines pendant lesquelles il ne pourrait forcer sur ses bras ni soulever le moindre poids.
— Peu importe. Selon son avocat, il y a « intention délictueuse » et « commencement d’infraction constituée par des actes tendant directement à la consommation de l’infraction ».
— Quelle infraction ?
— Tentative de meurtre…
— Hein ?
— Selon son conseil, tu as tenté de le tuer en l’électrocutant. Il pleuvait, tu ne pouvais ignorer les mises en garde sur le portail, tu l’as poursuivi malgré ça et obligé à monter sur ce train sous la menace de ton arme… (Stehlin agita les mains.) Je sais, je sais, ça ne tient pas la route une seule seconde, tu n’avais même pas ton arme sur toi. Mais il prétend le contraire, il essaie juste de nous intimider. On ne peut pas se permettre de rajouter de l’huile sur le feu en ce moment.
— Ce type est un assassin.
— Quelles preuves tu as ? À part un chat ?
7.
Séfar
— Les témoignages d’expériences de mort imminente ne sont plus contestés par quiconque, dit le Dr Xavier. En revanche, la réalité d’une vie après la vie l’est toujours autant, bien entendu. Ceux qui, comme vous, ont frôlé la mort par définition ne sont pas morts. Puisque vous êtes là.
Le psychiatre lui adressa un sourire chaleureux, qui étira ses lèvres au milieu de sa barbe poivre et sel — l’air de dire : « Et nous nous en réjouissons tous. » Servaz se fit la réflexion que les événements de l’hiver 2008–2009 l’avaient changé — psychologiquement mais aussi physiquement. Quand Servaz l’avait connu, Xavier dirigeait l’Institut Wargnier. C’était un petit homme pédant et précieux qui se teignait les cheveux et arborait d’ostentatoires lunettes rouges.
— Toutes les expériences de mort imminente peuvent trouver une explication dans un dysfonctionnement du cerveau, un corrélat neurologique.
Corrélat. Servaz goûta le mot. Un peu de pédanterie ne faisait jamais de mal pour asseoir son autorité : c’était toujours la même chose depuis les médecins de Molière. Sous cet angle, Xavier n’avait pas changé à ce point. Mais c’était néanmoins un autre homme qu’il avait devant lui. Des rides étaient apparues sur le front et au coin des yeux, lesquels s’étaient ternis, comme deux bouts de métal vieilli. Xavier avait gardé son goût des mots savants, mais il les maniait désormais avec plus de prudence, et Servaz et lui avaient noué des liens assez proches de la véritable amitié. Après l’incendie de l’Institut Wargnier, Xavier avait ouvert un cabinet à Saint-Martin-de-Comminges, dans les Pyrénées, à quelques kilomètres à peine des ruines de l’établissement qu’il avait dirigé. Servaz venait le voir environ deux ou trois fois par an. Les deux hommes effectuaient de longues marches dans la montagne en évitant soigneusement de remuer le passé. Néanmoins, celui-ci planait sur toutes leurs conversations, comme l’ombre de la montagne sur la ville à partir de 4 heures de l’après-midi.
— Vous étiez dans le coma. Cette « décorporation » dont vous parlez, des chercheurs en neurosciences de l’université de Lausanne ont réussi à la provoquer chez des personnes en bonne santé en stimulant différentes régions du cerveau avant une opération. De même, le fameux tunnel serait en fait dû à un manque d’irrigation du cerveau, qui provoquerait une hyperactivité au niveau des aires visuelles du cortex. Hyperactivité qui produirait cette intense lumière frontale et, conséquemment, une perte de vision périphérique, d’où cette impression de vision en tunnel.
— Et le sentiment de plénitude, d’amour inconditionnel ? demanda Servaz, certain que le psy allait lui sortir une autre explication de son chapeau.
Bon sang, où est passée ta rationalité ? se demanda-t-il. Tu es agnostique, bon Dieu, et tu n’as jamais cru aux petits hommes verts ni à la transmission de pensée.
— Sécrétion d’hormones, répondit Xavier. Afflux d’endorphines. Dans les années 1990, des chercheurs allemands qui étudiaient le phénomène de la syncope se sont rendu compte qu’après leurs pertes de conscience, de nombreux patients affirmaient s’être sentis merveilleusement bien, avoir revu des scènes de leur passé et s’être même vus au-dessus de leur corps.
Servaz promena son regard sur la pièce : les meubles élégants, les lampes stratégiquement disposées. Les fenêtres donnaient sur une rue pavée et un salon de coiffure. Le cabinet privé, installé au rez-de-chaussée de la maison de ville que le docteur avait acquise, était prospère. On était loin des rémunérations des cent soixante-deux psys officiels de la police nationale, dont la grille indiciaire, qui n’avait pas évolué entre 1982 et 2011, avait été réévaluée a minima depuis. Mais c’était lui qui avait choisi de venir ici.
Lui qui avait fui les psys comme la peste, pendant les quelques semaines où il avait cru Marianne morte et où il avait été admis dans un centre pour policiers dépressifs…
— Et tous ces morts que j’ai vus ? Cette foule ?
— D’une part, n’oubliez pas les effets secondaires des drogues qu’on vous a administrées, non seulement pendant l’anesthésie, mais aussi en réa. Ensuite, pensez à vos rêves. Quand on rêve, on vit des choses incroyables : on vole, on tombe d’une falaise sans mourir, on est transporté d’un lieu à un autre, on voit des personnes décédées ou des gens qui ne se connaissent pas dans la vie réelle.
— Ce n’était pas un rêve.
Le psy ne tint pas compte de cette interruption.
— N’avez-vous jamais eu l’impression dans certains rêves d’être plus brillant, plus intelligent ? (Il eut un petit geste de la main.) N’avez-vous jamais eu le sentiment, parfois, de savoir plus de choses dans vos rêves, de comprendre des choses que vous ne comprendriez pas en temps normal, d’être plus fort, plus habile, plus doué, plus puissant ? Et, quand vous vous réveillez, et que le souvenir de votre rêve est encore très prégnant, vous êtes tout étonné par la force de ce rêve, qui avait l’air… si réel.