Oui, songea Servaz. Bien entendu. Comme tout le monde. Quand il était étudiant et qu’il s’essayait à écrire, la nuit il rêvait qu’il rédigeait avec une facilité déconcertante les plus belles pages jamais écrites — et quand il se réveillait, il avait le sentiment troublant que ces mots, ces phrases magnifiques avaient véritablement existé, l’espace de quelques secondes, dans son esprit ; il enrageait de ne pouvoir les retrouver.
— Alors, demanda-t-il, comment expliquez-vous que tous ceux qui ont vécu ces expériences — même ceux qui étaient les plus rationnels, les athées les plus endurcis — en ressortent durablement changés ?
Le psy croisa ses mains fines au-dessus de ses genoux.
— Étaient-ils vraiment si athées que cela ? Il n’y a pas eu, à ma connaissance, d’étude scientifique vraiment sérieuse sur les présupposés philosophiques et religieux de ces gens avant leur expérience de mort imminente. Mais je reconnais que ce changement observé chez presque tous n’est pas contestable. Exception faite du quota ordinaire des mythomanes et des farfelus — les mêmes qui appellent les standards de la police pour s’accuser de crimes, je suppose, ou peut-être qui voient là l’occasion de donner quelques conférences rémunérées, pardonnez mon mauvais esprit —, on a des témoignages très sérieux de personnalités éminentes, dont la sincérité ne peut être mise en doute, sur ces… changements radicaux de personnalités et de systèmes de valeurs après un coma ou une EMI…
C’est moi qui devrais tenir ce discours, se dit Servaz. C’est moi qui l’aurais tenu avant. Qu’est-ce qui m’arrive ?
— C’est pourquoi il faut entendre ces témoignages, poursuivit le psy d’un ton apaisant, presque ronronnant, et Servaz pensa à un Raminagrobis enroulé dans son fauteuil. Il ne faut pas les rejeter d’un simple haussement d’épaules. Je devine par quoi vous passez, Martin. Peu importe qu’il y ait des explications ou non à ce que vous avez vécu, ce qui compte, c’est ce que ça a changé en vous.
Un pâle rayon automnal traversa la vitre et caressa un bouquet dans un vase chinois. Servaz le regarda, fasciné. Il eut soudain envie de pleurer devant tant de beauté. Des gens passaient de l’autre côté de la fenêtre. Coiffés de bonnets, des skis sur l’épaule, des après-skis aux pieds.
— Vous êtes revenu et tout a changé. C’est un moment difficile. Car vous voilà de retour dans une vie qui n’est plus en phase avec ce que vous avez découvert, ce que vous avez vu là-bas. Il va vous falloir trouver un nouveau chemin. Vous en avez parlé avec vos proches ?
— Pas encore.
— Il y a quelqu’un à qui vous pourriez en parler ?
— Ma fille.
— Essayez. S’il le faut, envoyez-la-moi.
— Je ne suis pas le premier ni le dernier à être passé par là. Ça n’a rien d’exceptionnel.
— Mais cela vous concerne vous. Et c’est important pour vous, puisque vous êtes ici.
Servaz ne releva pas.
— Vous avez été l’objet d’un grand chambardement. Vous avez vécu une expérience bouleversante, qui va engendrer des modifications profondes dans votre personnalité. Vous avez l’impression d’avoir acquis un savoir que vous n’avez pas sollicité, qui vous est tombé dessus en quelque sorte — ça ne sera pas sans conséquences. Mais je peux vous aider à les affronter… Je sais par quoi vous allez passer : j’ai déjà eu des patients comme vous. Vous allez avoir l’impression d’être plus vivant, plus lucide, plus attentif aux autres ; vous allez reprendre vos anciennes routines, mais elles vous sembleront dénuées de sens. Tout ce qui est matériel perdra de son importance. Vous éprouverez sans doute le besoin de dire aux gens que vous les aimez — mais ils ne comprendront pas ce qui vous arrive ni ce que vous faites. Ça se passe souvent comme ça… Vous traverserez des phases d’euphorie, de désir de vivre, mais vous serez aussi très fragile et guetté par la dépression.
Le petit homme resserra le nœud de sa cravate Ermenegildo Zegna, ramena sa veste devant lui et se leva en la boutonnant. Il n’avait rien de fragile, ni d’euphorique, ni de dépressif.
— Quoi qu’il en soit, vous êtes là, parmi nous, en pleine forme. Je suppose que les médecins vous ont prescrit du repos…
— Je souhaite reprendre mon travail.
— Quoi, là, tout de suite ? Je croyais que vos… priorités avaient changé ?
— Je crois que chacun a une mission sur cette terre — et que la mienne c’est d’attraper les méchants, répondit Servaz avec un sourire.
Il vit le psy froncer les sourcils.
— Une mission ? Vous êtes sérieux ?
Servaz lui décocha son sourire numéro 3 — celui qui voulait dire : « Je t’ai bien eu. »
— C’est ce que je serais censé dire, non ? Si j’étais persuadé d’être revenu d’entre les morts… Ne vous inquiétez pas, docteur : je ne crois toujours pas aux Ovnis.
Le psy sourit faiblement, mais son œil s’aiguisa tout à coup, comme si lui revenait en mémoire un fait important.
— Vous connaissez le Tassili n’Ajjer, dans le Sahara algérien ? demanda-t-il.
— Séfar, répondit Servaz en guise de confirmation.
— Oui. Séfar. J’ai pu visiter ce site extraordinaire, unique au monde, il y a plus de trente ans. J’en avais vingt-deux à l’époque. J’ai pu admirer les quinze mille peintures rupestres, le merveilleux et grand livre du désert qui raconte aux millénaires à venir les guerres et les civilisations qui ont existé aux confins du néolithique. Dont cette œuvre de trois mètres de haut que certains ont baptisée le Grand Homme Martien, ou encore le Grand Dieu de Séfar. Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce que j’ai vu. Et c’est un scientifique qui vous parle.
Cinq heures du soir. La nuit tombait depuis un moment lorsqu’il émergea du cabinet dans les rues de Saint-Martin. Ces rues ne le terrifiaient plus comme elles l’avaient fait pendant des années dans son souvenir. Il suffisait alors qu’il repense à elles pour que son cœur se mît à battre la chamade.
Rien de tout cela ce soir. À ses yeux, la ville avait retrouvé son charme un peu vieillot de cité thermale et de villégiature, avec les stations de ski perchées dans les montagnes à proximité, et le souvenir de sa grandeur passée encore visible dans ses hôtels, ses mails et ses jardins. Le discours de Xavier ne l’avait pas totalement convaincu mais il avait eu le mérite de le ramener à des réalités plus terrestres.
Il marcha vers la voiture. Les médecins ne l’avaient autorisé à reconduire qu’à une date récente et seulement sur une courte distance : il avait rangé les quatre heures aller-retour dans cette catégorie. Lorsqu’il prit la route, quittant la vallée encaissée de Saint-Martin pour celle bien plus large dans laquelle elle débouchait vingt kilomètres en aval — et qui poussait ensuite entre des montagnes de moins en moins hautes jusqu’à la plaine qui s’étendait entre Montréjeau et Toulouse —, il se sentit plein d’un émerveillement enfantin pour les monts qui s’enfonçaient dans la nuit bleutée, leur présence bienveillante, pour les petites lumières fragiles des villages de ce « bout du monde » que la route contournait sans les traverser, pour les chevaux entraperçus dans la pénombre brumeuse et qu’on n’avait pas encore rentrés, et même pour cette simple aire de repos où brillaient les fenêtres d’un comptoir de restauration rapide.
Une heure et demie plus tard, il entrait dans Toulouse par le port de l’Embouchure, longeait le canal de Brienne au milieu des façades de brique rose et garait sa Volvo dans l’un des étages du parking Victor-Hugo, au-dessus du marché du même nom. En pianotant sur le digicode de son immeuble, il eut soudain l’impression que le monde réel ressemblait à un rêve. Et celui qu’il avait laissé dans cette chambre d’hôpital à la réalité.