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Réa = réalité ? se demanda-t-il.

Il n’ignorait pas que ce qu’il avait vu pendant son coma était imputable aux substances chimiques qu’on lui avait inoculées et aux dysfonctionnements de son cerveau en roue libre. Alors pourquoi éprouvait-il un tel sentiment de perte ? Pourquoi garder une telle nostalgie de l’état de béatitude dans lequel il s’était trouvé là-bas ? Il avait lu quelques ouvrages sur le sujet depuis son réveil. Comme l’avait souligné le psy, la réalité et la sincérité de ces témoignages ne pouvaient être mises en doute. Et pourtant Servaz n’était pas prêt à admettre que ce qu’il avait vu fût autre chose qu’une fantasmagorie. Il était bien trop rationnel pour ça. Et puis, merde, un fleuve de gens heureux — c’était absurde.

Il grimpa les marches, entra. Margot était vêtue d’un gilet en laine marron sur un pantalon clair. Son regard avait la douceur supérieure du bien portant pour le malade, et il eut envie de lui faire remarquer qu’il était en bonne santé mais s’abstint.

Sur la table mise, il aperçut des bougies. Une odeur d’épices lui parvint de la cuisine. Servaz reconnut immédiatement la musique qui montait de la chaîne stéréo. Mahler… Cette attention l’émut aux larmes. Il essaya de les cacher mais elles n’échappèrent pas à Margot.

— Qu’est-ce qui t’arrive, papa ?

— Rien. ça sent bon.

— Poulet tandoori. Je te préviens, je ne suis pas un cordon bleu.

De nouveau, il se retint de s’épancher : de lui dire combien elle avait toujours été importante pour lui, qu’il regrettait toutes les fois où, d’une manière ou d’une autre, il avait foiré leur relation. Vas-y mollo, pensa-t-il.

— Margot, je voudrais m’excuser pour…

— Chut. C’est inutile, papa. Je sais.

— Non, tu ne sais pas.

— Je ne sais pas quoi ?

— Ce que j’ai vu là-bas.

— Comment ça ? Où ?

— Là-bas… dans le coma…

— De quoi est-ce que tu parles, papa ?

— J’ai vu des choses… là-bas… pendant mon coma.

— Pas besoin de savoir, dit-elle.

— Tu ne veux pas l’entendre ?

— Non.

— Pourquoi ? ça ne t’intéresse pas ce qui m’est arrivé ?

— Non, non, ce n’est pas ça, mais je n’ai pas envie de savoir, papa… ça me met mal à l’aise, ces trucs-là.

Tout à coup, il eut envie d’être seul. Sa fille lui avait dit qu’elle avait pris un congé sans solde et qu’elle resterait le temps nécessaire. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Combien de temps ? Deux semaines ? Un mois ? Davantage ? La première fois qu’il était entré dans son bureau à son retour de l’hôpital, il avait été agacé de voir qu’elle l’avait mis en ordre sans lui avoir demandé son avis. Elle avait fait de même avec la cuisine, le salon, la salle de bains — et cela l’avait pareillement contrarié. Mais pas longtemps… C’était ainsi depuis sa sortie de l’hôpital : tantôt il avait envie d’embrasser les gens, de les prendre dans ses bras, de leur parler interminablement — l’instant d’après, il n’avait qu’un désir : se réfugier dans le silence et la solitude, s’isoler, rester seul avec lui-même. De nouveau, il ressentit ce pincement au cœur en repensant au paysage de lumière, à tous ces gens — et à leur amour inconditionnel.

Il regarda les pilules dans le creux de sa main. Les grosses gélules comme les petits cachets. Depuis qu’il les prenait, il avait des nausées, des diarrhées, des sueurs froides. Ou étaient-ce les suites du coma ? Il savait qu’il aurait dû en parler aux médecins — mais il en avait sa claque des toubibs et des hôpitaux. Pendant plus de deux mois, il avait rencontré cardiologues, diététiciens, psychologues, kinésithérapeutes et infirmières deux fois par semaine. Après tout, ce n’était pas comme si on lui avait greffé un cœur tout neuf. Ou même comme s’il avait subi un double pontage. Il n’y avait pas de risque de rechute, ni de rejet du greffon, aucun facteur de risques cardio-vasculaires. Il avait suivi avec succès un programme de réentraînement physique, des séances de kinésithérapie respiratoire, et son deuxième test d’effort avait démontré une nette amélioration de ses performances.

Il ouvrit la main et les cachets roulèrent au fond du lavabo, il fit couler l’eau froide par-dessus, les regarda disparaître par la bonde. Il n’en avait pas besoin. Il avait survécu au coma, il avait frôlé l’autre côté ; il n’avait pas envie de se bourrer de médocs. Pas maintenant. Il voulait être en pleine possession de ses moyens pour sa reprise. Il ne sentait plus rien au niveau de sa poitrine et — n’était la vilaine cicatrice quand il se déshabillait — il avait presque l’impression que c’était à un autre que tout cela était arrivé.

Il n’avait pas sommeil. Dans quelques heures, il serait de retour à l’hôtel de police et il savait la curiosité que ce retour allait susciter. Allaient-ils lui laisser le commandement du groupe ? À qui l’avaient-ils confié en attendant ? Il ne s’en était même pas préoccupé jusqu’ici. Il se demanda si c’était vraiment cela qu’il voulait : retourner à sa vie d’avant.

8.

Visite nocturne

Il faisait nuit noire et la maison était plongée dans l’obscurité lorsqu’il se gara devant. Elle avait l’air abandonnée et vide, pas une lumière derrière les volets clos. Là-haut, au sommet du talus de la voie ferrée, les trains continuaient de passer avec la même lenteur sur les aiguillages, en grinçant et en bringuebalant — et, à chaque passage, Servaz sentait ses poils se dresser.

Assis au volant, il observa le terre-plein, les entrepôts couverts de tags et la grande bâtisse isolée, comme la dernière fois où il était venu ici.

Rien n’avait changé. Et pourtant tout avait changé. En lui. Comme dans la fameuse phrase d’Héraclite, il n’était plus l’homme qui était venu ici deux mois plus tôt. Il se demanda si ses collègues s’apercevraient de ces changements, demain, pour son premier jour de reprise, après plus de deux mois d’absence.

Il repoussa la portière et descendit.

Le ciel était dégagé, le clair de lune éclairait le terre-plein. Les flaques avaient séché et disparu. Tout était silencieux, si l’on faisait abstraction de la rumeur lointaine de la ville et du passage des trains. Il regarda autour de lui. Il était seul. Le grand arbre projetait toujours la même ombre inquiétante sur la façade. Il sentit la nervosité le gagner, s’avança jusqu’au jardinet à l’avant, poussa le petit portail qui s’ouvrit en grinçant. Où était le pitbull ? La niche était toujours là, mais la chaîne s’étalait sur le sol, inerte, telle une mue de serpent, sans rien au bout. L’animal avait probablement été euthanasié.

Il remonta l’allée entre les plants desséchés, grimpa les marches du perron et sonna. Le timbre aigrelet résonna à travers les pièces vides, de l’autre côté de la porte, mais rien ne bougea. Pas de réponse… Il posa la main sur la poignée, tourna. Verrouillée. Où était passé Jensen ? Stehlin avait parlé d’une cure, d’une ville thermale. Sans blague ? Ce type avait violé, tué, et il se faisait dorloter par des mains douces, des jets et des bains bouillonnants dans un établissement thermal ? Servaz regarda autour de lui. Personne en vue. Il sortit de la poche de sa veste une dizaine de clefs enroulées dans un chiffon sale. Des clefs dites « de frappe », utilisées par les cambrioleurs pour crocheter les serrures à goupilles. Une « mexicaine », c’est ainsi qu’on appelait une perquise illégale. Il s’était déjà adonné à ce genre de sport dans la maison de Léonard Fontaine, le spationaute, à l’occasion d’une autre enquête. Je n’ai pas encore repris le turbin que je me livre déjà à un acte illégal.