La serrure rouillée lui donna du fil à retordre. À l’intérieur régnait toujours la même odeur de pisse de matou, de tabac froid et de vieillesse et il pinça les narines. L’ampoule du couloir n’avait toujours pas été remplacée et il dut chercher un autre interrupteur pour faire surgir un vague éclairage dans cette caverne obscure. Il promena une main sur le mur derrière la porte de gauche, trouva le commutateur. Rien n’avait changé dans la chambre de la vieille ; même la montagne d’oreillers sur le lit défait et la poche de perfusion étaient en place — comme si elle allait revenir demain. Bien qu’il fût presque réduit à l’état de squelette, le lit gardait l’empreinte de son corps rachitique.
Il frissonna.
Peut-être allait-elle effectivement revenir maintenant que son ordure de fils était à nouveau libre ?
Il marcha jusqu’au salon. Que cherchait-il ? Quel genre de preuve comptait-il trouver ici ? Il commença par fouiller les tiroirs du bureau. Rien à part de la paperasse et un peu de shit dans du papier alu. Il regarda les écrans d’ordinateurs disposés sur le grand bureau. La réponse était peut-être là-dedans, mais il n’était pas un spécialiste. Il n’était même pas un geek comme Vincent. Et pas question de faire appel au Service de l’informatique et des traces technologiques pour récupérer les données du disque dur. À tout hasard, il alluma l’un des appareils. Qui lui réclama aussitôt un mot de passe. Et merde…
Un bruit de moteur à l’extérieur.
Une voiture venait par ici. Il l’entendit s’arrêter, moteur coupé, les portières qu’on claquait. Elle s’est garée sur le terre-plein. Les volets étaient clos, il n’avait aucun moyen de voir ce qui se passait dehors. Des voix d’hommes. Il crut reconnaître l’une d’elles et il se tendit aussitôt comme un ressort. Un flic de la PJ. Quelqu’un avait apparemment décidé de relancer l’enquête.
Il éteignit toutes les lumières, se précipita vers la porte arrière dans le noir complet. Se cogna le genou contre un meuble. La douleur le fit grimacer. Verrouillée. Merde ! Il n’avait pas le temps de crocheter la serrure. Des pas remontaient l’allée. Servaz fila le long d’un couloir, entra dans une chambre, alluma, ouvrit la fenêtre puis le volet. Il allait l’enjamber quand il se ravisa. Ils avaient sûrement noté l’immat’ de sa voiture.
Il referma la fenêtre, revint dans le salon. Les entendit qui sonnaient. Il essaya de faire taire les battements de son cœur, prêt à lancer un : « salut, les gars » aussi désinvolte que possible. Les pas redescendirent le perron, s’éloignèrent. Pas de commission rogatoire ni de perquise apparemment. Il écouta le bruit du moteur qui s’éloignait. Attendit un petit moment dans le noir complet, le cœur cognant dans sa poitrine, avant de ressortir.
KIRSTEN ET MARTIN
9.
Il faisait nuit encore
Le lundi matin, il émergea du métro Canal-du-Midi alors qu’il faisait nuit encore. Traversa l’esplanade et passa entre les factionnaires en gilets pare-balles qui, depuis les événements du 13 novembre 2015 à Paris, contrôlaient l’accès au bâtiment. Franchit les portes vitrées et se dirigea vers les ascenseurs sur sa gauche. Pas encore la queue des plaignants et des victimes à l’accueil — mais ça ne saurait tarder.
Toulouse était une ville qui sécrétait de la délinquance comme une glande libère une hormone. Si l’université était le cerveau, l’hôtel de ville le cœur et les avenues les artères, la police, elle, était le foie, les poumons, les reins… Comme eux, elle assurait l’équilibre de l’organisme par filtration des éléments impurs, élimination éventuelle des substances toxiques, stockage provisoire de certaines impuretés. Les déchets irrécupérables finissaient en taule ou ressortaient dans la rue — autrement dit, dans les intestins de la ville. Bien entendu, comme tout organe, il lui arrivait de dysfonctionner.
Pas convaincu par son analogie, Servaz émergea au deuxième étage et se dirigea vers le couloir du directeur. Stehlin l’avait appelé la veille. Il lui avait demandé s’il se sentait d’attaque. Un dimanche. Servaz avait été surpris. Il se sentait prêt à retourner sur le terrain, même s’il savait qu’il lui faudrait pour cela dissimuler les changements qui s’étaient opérés en lui, qu’il ne devrait parler à personne de ce qu’il avait vu dans son coma. Ni de ces étranges sautes d’humeur qui le faisaient passer de l’euphorie à la tristesse et inversement. Encore moins de ce que lui avait dit le cardiologue : « C’est hors de question. Posez vos fesses derrière un bureau si le cœur vous en dit, mais je vous interdis, vous m’entendez ? je vous interdis de faire quoi que ce soit qui sollicite votre organe. Il est encore fragile. Ça fait à peine plus de deux mois qu’on vous a opéré, vous n’avez pas oublié ? »
Cependant, l’impatience de Stehlin à le voir rappliquer le surprenait quelque peu.
L’odeur du café flottant dans les couloirs déserts, les rares fonctionnaires déjà présents — ou pas encore couchés — ne faisant guère de bruit, comme si un pacte tacite interdisait les éclats de voix, les débordements et les énormités à une heure si matinale, une lampe sourde brillant çà et là dans la pénombre hermétique d’un bureau et la rumeur de la pluie arrivant jusque dans les couloirs par quelque fenêtre ouverte : tout lui revenait d’un coup et le ramenait deux mois et demi en arrière, comme si cette parenthèse n’avait pas duré plus d’une journée. Tout lui était décidément familier, comme ces poubelles accrochées aux murs de loin en loin. En réalité, des puits balistiques remplis de mousse et de Kevlar : les flics étaient censés y retirer le magasin de leur arme et vérifier que la chambre était vide quand ils rentraient de mission, pour éviter tout accident. Oui, mais voilà, la plupart des flics en PJ développent quelques anticorps résistants à l’autorité, et il n’était pas rare d’entendre une glissière jouer dans un bureau.
Servaz tourna à droite, dépassa la porte coupe-feu qui restait ouverte été comme hiver et les canapés en cuir de l’antichambre pour frapper à la double porte du directeur.
— Entrez.
Il poussa le battant. Croisa deux regards. Le premier était celui du commissaire divisionnaire Stehlin ; le second appartenait à une femme blonde qu’il ne connaissait pas. Assise dans l’un des sièges face au grand bureau de Stehlin, elle s’était retournée pour le fixer par-dessus son épaule. Un regard froid, analytique, professionnel. Il eut la désagréable sensation d’être disséqué. Flic, conclut-il. Elle ne souriait pas. Ne faisait aucun effort pour paraître sympathique, la moitié du visage éclairée par la lampe sur le bureau, l’autre dans l’ombre.
Tout dans son visage disait la détermination et Servaz se demanda si elle ne surcompensait pas un peu. Un autre service ? Une autre administration ? Douanes ? Parquet ? Une nouvelle ? Stehlin se leva et elle l’imita en tirant sur sa jupe. Elle portait un tailleur bleu nuit dont la jupe était un peu serrée aux hanches et une écharpe gris clair sur un chemisier blanc avec des boutons de nacre, des talons noirs et brillants. Un manteau noir à gros boutons était jeté sur le dossier du siège voisin.