— Comment tu te sens ? demanda Stehlin. (Il avait contourné son bureau pour venir à sa rencontre, passant devant le grand coffre où il enfermait les dossiers sensibles, et il ne put empêcher ses yeux d’effleurer la poitrine de Servaz.) Tu te sens d’attaque ? Qu’est-ce que t’ont dit les médecins ?
— Ça va. Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est un peu précipité, je sais bien. Il n’est pas question de te renvoyer sur le terrain tout de suite, Martin, tu t’en doutes. On va te laisser reprendre doucement. Mais il fallait absolument que tu sois là ce matin…
Il fixa son regard sur Servaz, puis le tourna vers la femme d’une manière un peu théâtrale. Il avait parlé à voix basse, comme s’ils étaient encore à l’hôpital et qu’il ne voulût pas le fatiguer, ou bien comme si l’heure matinale imposait là encore le chuchotement et la discrétion.
— Martin, je te présente Kirsten Nigaard, de la police norvégienne. Kripos, unité de lutte contre la grande criminalité ; Kirsten Nigaard, voici le commandant Martin Servaz, de la brigade criminelle de Toulouse.
Il avait terminé sa phrase en anglais. C’était donc elle, l’affaire délicate ? se demanda-t-il. Une fliquette norvégienne à Toulouse. Que venait-elle faire ici, si loin de chez elle ? Il nota qu’elle avait un gros grain de beauté au menton.
— Bonjour, dit-elle avec un léger accent.
Il lui rendit son bonjour, serra la main qu’elle lui tendait. Elle en profita pour plonger son regard de glace dans le sien et il se sentit de nouveau jaugé, jugé, évalué. Compte tenu de ce qui lui était arrivé et des changements en lui, il se demanda ce que cette femme voyait.
— Assieds-toi, Martin. Je vais parler anglais si ça ne te dérange pas, l’avertit Stehlin en retournant derrière son bureau.
Le directeur avait l’air étonnamment préoccupé. Mais peut-être était-ce un air qu’il se donnait en présence d’un représentant de la police norvégienne (quel était son grade, d’ailleurs ? Stehlin ne l’avait pas dit) pour ne pas laisser penser que la police française prenait les choses à la légère.
— Nous avons d’abord reçu une demande de renseignements de la part du service de Kirsten, via le Scopol, à laquelle nous avons répondu. (Le Service de coopération technique internationale de la police, basé à Nanterre : il faisait le lien entre Europol, les polices européennes et les services français.) Puis une demande d’entraide judiciaire en provenance de la justice norvégienne. Le patron de Kirsten à la Kripos m’a appelé dans le même temps, et nous nous sommes mis d’accord sur une façon de procéder au cours de plusieurs échanges téléphoniques et par mails.
Servaz hocha la tête : c’était la procédure habituelle pour des enquêtes internationales.
— Je ne sais pas par où commencer…, poursuivit Stehlin en regardant tour à tour la femme blonde et lui. C’est assez… incroyable ce qui se passe. L’officier Nigaard appartient à la police d’Oslo, mais elle a été amenée à intervenir à Bergen. (Servaz trouva l’accent anglais de Stehlin encore plus ridicule que le sien.) Ça se trouve sur la côte occidentale de la Norvège, jugea bon de préciser son chef. C’est la deuxième ville du pays… (Il jeta un coup d’œil à la fliquette norvégienne en quête d’approbation, mais elle ne confirma ni n’infirma.) Un meurtre a été commis là-bas… La victime — une jeune femme — travaillait sur une plate-forme pétrolière en mer du Nord…
Stehlin toussa, comme s’il avait un chat dans la gorge. Son regard chercha celui de Martin, qui fut aussitôt en alerte. Une pensée fusa : c’était pour ça que Stehlin lui avait demandé de venir, pas parce que l’affaire était délicate mais parce qu’elle le concernait, lui.
— L’officier Nigaard s’est rendu là-bas parce que dans la poche de la victime, il y avait un… hum… papier à son nom, poursuivit le directeur non sans un regard vers la Norvégienne. Un des ouvriers qui étaient à terre n’est jamais rentré. Dans sa cabine, l’officier Nigaard a trouvé des photos prises au téléobjectif, dit-il en braquant cette fois son regard sur Servaz.
Il sembla à celui-ci qu’un démiurge planqué dans les cintres les manipulait tous les trois comme des marionnettes, tirant sur des fils invisibles — une ombre dont, avant même que Son nom soit prononcé, Servaz sut qui elle était et qu’elle allait grandir et les envelopper dans ses ténèbres.
— C’est toi, Martin, sur ces photos, dit Stehlin en poussant les clichés vers lui. Elles ont visiblement été prises pendant un laps de temps assez long si on en juge par les indices de changement de saisons dans les arbres et la lumière. (Stehlin marqua une pause.) Et il y a aussi la photo d’un enfant de quatre ou cinq ans. Il est écrit « Gustav » au dos de la photo. Nous supposons qu’il s’agit de son prénom.
GUSTAV.
Le prénom explosa à ses oreilles comme une grenade dégoupillée. Était-ce possible ?
— Ce sont des photos trouvées dans ses affaires, dit à son tour Kirsten en anglais, d’une voix à la fois mélodieuse, voilée et rauque. C’est grâce à elles qu’on est remontés jusqu’ici. On a d’abord identifié les mots « hôtel de police » en français. Ensuite, votre ministère de l’Intérieur nous a dit de quel… politistasjonen… euh, commissariat, il s’agissait… Et c’est ton… chef ici présent qui t’a — hum — identifié.
D’où l’appel un dimanche, conclut Servaz, le cœur battant.
Il retint son souffle, l’œil rivé aux clichés. Le cerveau est un remarquable ordinateur ; il ne s’était jamais vu sous cet angle, pas même dans un miroir, mais il ne lui fallut qu’une fraction de seconde pour reconnaître sa personne sur les clichés.
Photographié de loin, à l’aide d’un téléobjectif. Le matin, le midi, le soir… sortant de son immeuble ou de l’hôtel de police… montant dans sa voiture… entrant dans une librairie… arpentant les trottoirs… déjeunant en terrasse place du Capitole… et même dans le métro et dans un parking du centre-ville : shooté de loin, entre les voitures…
Depuis quand ? Pendant combien de temps ?
Les questions se bousculaient.
Il lui suffisait de regarder les photos pour comprendre que quelqu’un l’avait suivi comme son ombre, avait mis ses pas dans les siens, l’avait observé, épié. À chaque heure du jour et de la nuit.
L’espace d’un instant, il eut l’impression que des doigts glacés lui caressaient la nuque. Le bureau de Stehlin était vaste, mais il lui parut tout à coup petit et étouffant. Pourquoi n’allumait-on pas les néons ? Il faisait si sombre.
Il leva les yeux vers les fenêtres où la grisaille commençait à poindre. Instinctivement, il posa une main sur son pectoral gauche et le geste n’échappa pas à Stehlin.
— Martin, ça va ?
— Oui. Continue.
Il avait du mal à respirer. Cette ombre qui le suivait avait un nom. Un nom qu’il avait essayé d’oublier pendant cinq ans.
— Des analyses ADN ont été effectuées dans la cabine et les communs, reprit Stehlin, mal à l’aise. (Servaz devina ce qui allait suivre.) Il semble que la cabine était régulièrement nettoyée par son propriétaire. Pas assez cependant. Un fragment d’ADN a parlé. La science a fait d’énormes progrès dans ce domaine, comme tu le sais.
Une nouvelle fois, le directeur s’éclaircit la gorge, une nouvelle fois il plongea son regard dans les yeux de Servaz.
— Enfin, bref, Martin, il semble que la police norvégienne ait retrouvé la trace de… Julian Hirtmann.