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Servaz essaya d’imaginer Hirtmann en train de faire du tourisme avec un enfant de cinq ans à la main. Stehlin regarda sa montre.

— C’est l’heure de la réunion, dit-il.

Servaz lui lança un regard interrogateur.

— J’ai pris la liberté de réunir ton groupe, Martin. Tu te sens d’attaque ?

Servaz eut un nouveau hochement de tête affirmatif, mais ce n’était pas vrai. Il sentit que le regard de Kirsten le transperçait.

Dix heures du matin. Étaient présents Vincent Espérandieu, Samira Cheung, Pujol et trois autres membres du groupe d’enquête numéro 1, plus Malleval, qui dirigeait la Direction des affaires criminelles, Stehlin lui-même, Escande, un des cinq flics de la Financière chargée de la cybercriminalité, et Roxane Varin, descendue de l’étage de la Sécurité publique pour représenter la Brigade des mineurs.

Kirsten observait tout ce petit monde ainsi que Servaz, à la dérobée ; assis à sa gauche, il avait l’air ailleurs. Il lui avait rapidement raconté sa relation à distance avec Hirtmann. Comment le tueur suisse s’était évadé de cet hôpital psychiatrique dans les Pyrénées. Comment il avait enlevé une femme que Servaz connaissait (et, à certaines hésitations, elle avait cru deviner que cette « connaissance » ne se limitait pas à une simple amitié). Comment l’un et l’autre avaient disparu de la circulation sans donner d’autres nouvelles qu’une boîte isotherme expédiée de Pologne cinq ans plus tôt, une boîte à l’intérieur de laquelle se trouvait un cœur — un cœur que, dans un premier temps, Servaz avait cru appartenir à son amie Marianne avant que les analyses ADN n’apportent un démenti.

C’était une histoire incroyable, mais le flic français la lui avait racontée avec un détachement étrange — comme s’il parlait de quelqu’un d’autre, comme si ce n’était pas à lui que toutes ces choses horribles étaient arrivées, comme si ça ne le concernait pas. Il y avait quelque chose dans son attitude qu’elle n’arrivait pas à s’expliquer.

— Je vous présente Kirsten Nigaard, de la police d’Oslo, commença-t-il. En Norvège, crut-il bon de préciser.

Elle scruta chaque visage pendant qu’il leur résumait ce que lui-même venait d’apprendre. Elle eut l’impression que tous dévisageaient Servaz avec la plus grande attention. Ils ne se contentaient pas de l’écouter : ils l’observaient. Ce n’était pas seulement ses propos — c’était lui qui les intéressait.

Puis, quand il annonça que la trace de Julian Hirtmann avait été retrouvée en Norvège, l’attitude de l’auditoire se modifia sensiblement. Ils cessèrent de le fixer et échangèrent des regards. Toute la décontraction des premières minutes disparut d’un coup ; elle sentit une atmosphère plus lourde, une humeur morbide s’installer, tandis que les regards allaient et venaient de Servaz à elle.

— Kirsten, dit-il finalement en se tournant vers elle.

Elle fit silence pendant une demi-seconde, et on entendit le bruit de la pluie dehors, comme une pulsation. Elle se tourna vers l’assistance et éleva la voix :

— Nous nous sommes rapprochés d’Eurojust, annonça-t-elle. Une enquête internationale se met en place petit à petit dans cinq pays pour commencer : Norvège, France, Pologne, Suisse, Autriche.

Eurojust était une unité de coopération judiciaire à l’échelon européen chargée de lutter contre la criminalité transnationale. Des magistrats venus de toute l’Europe qui mettaient en branle des enquêtes internationales et activaient les justices et les polices de leurs pays respectifs. Elle fit une pause et vit tous les regards peser sur elle. Elle sut ce qu’ils étaient en train de penser. La Norvège, ce n’était pas un de ces pays scandinaves où les prisons ressemblaient à des versions boréales du Club Med et où les policiers ne posaient jamais de questions qui fâchent ? Les flics présents dans cette salle ignoraient sans doute que la Norvège avait été critiquée pendant des décennies pour son recours abusif aux cellules de garde à vue dans ses commissariats et à l’isolement dans ses prisons. Et que l’extrémiste norvégien Kristian Vikernes, arrêté — puis relâché — en France, s’était réjoui du comportement exemplaire des policiers français en le comparant à celui de « la bande de voyous connue comme la police norvégienne ».

Personnellement, Kirsten aurait bien enfoncé la guitare de métalleux de ce nazillon de merde dans un de ses orifices non prévus à cet effet. Et puis, après tout, elle avait entendu dire qu’il s’en passait de belles dans les commissariats français.

Elle appuya sur le bouton de la télécommande et l’écran TV dans le fond s’alluma. Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Elle attendit. Après quelques secondes de neige, les premières images apparurent. Des entretoises métalliques, une passerelle dont le sol était un caillebotis en acier, la mer déchaînée au-delà : les images des caméras de vidéosurveillance de la plate-forme.

Une silhouette apparut au bout de la passerelle, se rapprocha de la caméra. Kirsten fit un arrêt sur image. Servaz fixa le fantôme surgi du passé immobilisé sur l’écran. Pas de doute, c’était lui. Ses cheveux étaient un peu plus longs et ils dansaient autour de son visage dans le vent marin. Pour le reste, il était tel qu’en son souvenir.

— Hirtmann a travaillé sur cette plate-forme pendant deux ans. L’adresse qu’il a fournie à son employeur était bidon, de même que son CV et ses documents d’identité. Les documents saisis dans sa cabine ne nous ont pas fourni beaucoup d’informations, hormis une, que nous allons voir. Après réquisition auprès de la banque sur le compte de laquelle était versé son salaire, nous avons pu reconstituer une partie au moins de ses déplacements — une partie seulement : car Hirtmann a transféré pas mal d’argent sur d’autres comptes que celui-là dans des paradis fiscaux. Nous essayons à l’heure actuelle d’en reconstituer le parcours. La police norvégienne le soupçonne non seulement du meurtre de cette femme, mais d’être à l’origine de la disparition de plusieurs autres dans la région d’Oslo. C’est l’une des raisons de ma présence ici.

Elle s’abstint d’évoquer l’autre raison à ce stade, balaya la salle du regard.

— Hirtmann a sans doute quitté la Norvège depuis longtemps. Il s’est évadé de l’Institut… euh… (elle consulta ses notes)… Wargnier en décembre 2008. Il est de nouveau passé dans votre région en juin 2010. Ensuite en Pologne en 2011. En Pologne, les restes de plusieurs de ses victimes ont été trouvés dans une maison isolée près de la forêt de Bialowieza. Rien que des jeunes femmes. Cela fait cinq ans maintenant. Cinq années au sujet desquelles nous ne savons rien. Cinq années résumées à un trou noir, si ce n’est qu’au cours des deux dernières, il a apparemment travaillé sur cette plate-forme en mer du Nord. Ne nous faisons pas d’illusions : un homme comme Julian Hirtmann est capable de disparaître pour longtemps et il est possible que nous ne retrouvions pas sa trace avant des mois ou des années. (Elle lança un regard du côté de Servaz, mais il semblait toujours aussi perdu dans ses pensées, le regard fixé sur l’écran où l’apparition était restée dans la position où Kirsten l’avait figée, de même qu’une mouette en arrière-plan pétrifiée en plein vol.) Par ailleurs, un homme comme lui ne peut pas avoir passé cinq ans sans tuer. C’est impensable. Cette enquête a pour but de reconstituer son parcours criminel. En profitant du fait que nous avons enfin des données récentes le concernant pour tenter de remonter sa piste. Partons du principe qu’il est resté pendant tout ce temps sur le sol européen, mais ça non plus — compte tenu de son métier qui lui permettait d’accumuler des miles d’avion et donc de voyager à moindre coût partout dans le monde —, rien ne nous le garantit. Le métier parfait, soit dit en passant, pour un homme comme lui : plus de jours de vacances que de journées travaillées, une très bonne paie et un rayon d’action quasi illimité grâce aux réductions sur les lignes aériennes. Nous allons diffuser son portrait. Nous connaissons son mode opératoire par ses écrits, ainsi que le profil de ses précédentes victimes. Toutes des jeunes femmes qui vivaient dans des régions frontalières avec la Suisse : Dolomites, Bavière, Alpes autrichiennes… et quelques-unes en Pologne… Dans la clandestinité, il a pu vivre et tuer n’importe où. Les précédentes recherches pour retrouver sa trace n’ont rien donné. Inutile de vous dire que nos chances d’aboutir sont extrêmement minces…