Elle s’interrompit et regarda Servaz — qui traduisit tant bien que mal pour ceux qui ne parlaient pas anglais. Puis elle tendit la photo de Gustav à sa voisine de droite.
— Faites circuler, dit-il.
— Le deuxième point de l’enquête concerne cet enfant. Cette photo a été trouvée dans les affaires d’Hirtmann, à bord de la plate-forme. Nous ne savons pas qui est ce garçon. Ni où il se trouve. Ni s’il est encore vivant… Nous ne savons rien de lui.
— Hirtmann ne s’en est jamais pris à des enfants, intervint la jeune femme laide, celle qui se prénommait Samira et qui parlait un anglais impeccable. Ce n’est pas un pédophile. Ses victimes ont toujours été des femmes adultes, jeunes et attirantes, comme vous l’avez souligné.
Kirsten nota qu’elle avait posé une paire de boots imitation python sur le bord de la table, sa chaise se balançant sur les deux pieds arrière, et qu’elle arborait une petite tête de mort en sautoir sous sa veste en cuir.
— C’est exact. Nous pensons que cet enfant est peut-être son fils. Ou bien le fils d’une de ses victimes…
— Qu’est-ce qu’on sait d’autre à son sujet ? demanda un grand dégarni tout en griffonnant sur son bloc-notes ce qui, de toute évidence, était un portrait d’elle.
— Rien du tout, à part son prénom. Nous ne connaissons même pas sa nationalité. Nous savons seulement où cette photo a été prise. À Hallstatt, en Autriche. La police fédérale autrichienne est sur le coup. Mais, comme c’est un endroit très fréquenté des touristes, il est possible que le gamin n’ait fait qu’y passer.
— Hirtmann en train de jouer au touriste ? releva celle qui s’appelait Samira d’un ton ouvertement sceptique.
— Au milieu d’une foule d’autres, commenta le nommé Vincent. Pas si con… où cacher un arbre mieux que dans une forêt ?
— Bon, c’est quoi notre rôle ? demanda le grand type dégarni. On n’est pas en train de perdre notre temps, là ? Je sais pas vous, mais moi j’ai pas que ça à faire.
L’homme avait parlé en français et Kirsten n’avait pas compris, mais elle devina au ton employé et à l’embarras des autres qu’il avait fait une remarque désobligeante pour quelqu’un — peut-être pour elle ou pour la police norvégienne.
— Nous avons bien sûr longuement interrogé son compagnon de chambre et ses collègues sur la plate-forme, ajouta-t-elle. Il en ressort qu’il était assez solitaire et extrêmement discret sur ses activités à terre. À bord, il passait son temps libre à lire et à écouter de la musique. Du classique.
Elle lança un regard en direction de Servaz.
— Mais le plus important, ce sont ces photos de votre commandant. Elles attestent qu’Hirtmann a séjourné longtemps dans votre ville — et que quelque chose le ramène toujours inexplicablement ici et, hum, à vous… Martin. La réquisition effectuée auprès de sa banque et le suivi de ses dépenses confirment cette intuition : Hirtmann est souvent passé par ici ces deux dernières années.
Elle lui jeta un regard.
— Il n’est pas exclu que le Suisse cherche à revenir ici une nouvelle fois, lança-t-elle en direction de la salle. Il l’a déjà fait à de nombreuses reprises. Je le répète : nous connaissons son mode opératoire. Et le profil de ses victimes. Cherchons dans toute la région et même au-delà des crimes similaires. Des disparitions de femmes au cours des derniers mois.
— Ce travail a déjà été effectué, fit remarquer la dénommée Samira, il n’a rien donné.
Elle vit plusieurs têtes acquiescer.
— Il y a plusieurs années, intervint Servaz. Depuis, on est passés à autre chose.
Kirsten vit celui s’appelait Vincent et Samira échanger un regard dans le fond. Elle sut ce qu’ils pensaient : trop facile, trop simple.
— Je sais que vous avez fait un travail remarquable, dit-elle diplomatiquement, même s’il n’a pas porté ses fruits. J’ai l’intention de rester ici quelque temps. J’ai obtenu l’autorisation du commissaire Stehlin de collaborer avec le commandant Servaz. Je sais que vous n’avez pas que ça à faire et que cela n’est pas une priorité, mais considérez ceci : si Hirtmann est ici, ça vaut peut-être le coup d’ouvrir l’œil et de fouiller un peu, non ?
« Si Hirtmann est ici ». Habile, songea-t-il. Très habile. Il vit la phrase se déposer dans chaque conscience comme une couche de glace. C’était du bluff mais ça avait marché : il le lut dans leurs yeux. Le fantôme du Suisse allait infecter leurs pensées comme il infectait déjà les siennes — et il ne les laisserait pas en paix.
C’était ce que la Norvégienne voulait.
11.
Soir
Sur la Karlplatz de Vienne, la façade néo-classique du Musikverein — son nom complet était Haus des Wiener Musikvereins, « Maison des amis de la musique de Vienne » — se détachait sur la nuit autrichienne où voletaient quelques flocons. Avec ses colonnes doriques, ses hautes fenêtres en ogive et son fronton triangulaire, tous nappés de lumière, elle évoquait un temple — et c’était bien d’un temple qu’il s’agissait : un temple de la musique, l’une des meilleures acoustiques au monde, une expérience sonore unique pour les mélomanes. Du moins officiellement, car, entre eux, les spécialistes viennois se plaignaient parfois de la fadeur de sa programmation, de tous ces concerts Mozart et ces concerts Beethoven ad nauseam, toute cette guimauve pour touristes à l’oreille paresseuse.
Ce soir-là cependant, sous les ors du Musikverein, l’orchestre philharmonique de Vienne donnait les Kindertotenlieder, les « Chants sur la mort des enfants », de Gustav Mahler, sous la direction de Bernhard Zehetmayer. À quatre-vingt-trois ans, « l’Empereur », comme on l’appelait, n’avait rien perdu de sa fougue. Ni de sa passion exigeante pour la note juste, laquelle l’amenait parfois à sermonner impitoyablement un musicien un peu trop dilettante à son goût pendant les répétitions. La légende voulait qu’il fût une fois descendu de son pupitre pour se faufiler entre les membres de l’orchestre jusqu’à un médiocre second violon qui parlait avec son voisin et l’eût giflé tellement fort que le violoniste en était tombé de son siège.
« Tu as entendu comme elle sonnait juste, cette gifle ? » aurait-il alors déclaré avant de retourner à son pupitre.
Une légende, naturellement. Il en courait bien d’autres sur le directeur d’orchestre de Vienne le plus « mahlérien » depuis Bernstein. Compte tenu du caractère intime de ces Lieder, le concert n’était pas donné dans la prestigieuse Salle dorée mais dans la salle Brahms, plus petite. C’était l’Empereur qui en avait décidé ainsi — malgré les protestations de l’administrateur, car la Salle dorée pouvait accueillir 1 700 personnes assises contre 600 seulement à la salle Brahms. Zehetmayer ne faisait que suivre en cela le maître lui-même lors de la création de l’œuvre, en janvier 1905. De même, alors que de nos jours la plupart de ces chants étaient confiés à des voix féminines, il avait fait appel, comme Mahler en son temps, à un ténor et à deux barytons.