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Les plafonds de la salle Brahms résonnèrent des dernières mesures de la coda, élégiaques et pleines de paix après la fureur incontrôlée du début du morceau ; la voix brumeuse du cor se joignit au trémolo mourant des violoncelles en une ultime agonie. Le silence régna quelques secondes, puis la salle explosa. Elle se leva tout entière pour acclamer l’Empereur et son orchestre. Zehetmayer accueillit ces bravos sans bouder son plaisir, car toute sa vie le vieil homme avait été vaniteux. Il s’inclina bien bas, autant que le lui permettaient son dos en compote, les douleurs dans ses lombaires et son orgueil, aperçut le visage dans la salle, lui fit un signe discret et rejoignit sa loge.

On frappa à la porte deux minutes plus tard.

— Entre !

L’homme qui apparut avait quasiment le même âge — quatre-vingt-deux —, une belle crinière blanche là où Zehetmayer était presque chauve, une paire de sourcils broussailleux et il était petit et trapu alors que le musicien était grand et maigre. Il ne lui serait jamais venu à l’idée d’affubler le directeur de l’orchestre philharmonique de Vienne du sobriquet d’« Empereur ». S’il y avait un imperator dans cette pièce, c’était lui, Josef Wieser : il avait bâti un des empires industriels les plus puissants d’Autriche. Dans le secteur de la pétrochimie, de la cellulose et du papier. Grâce aux généreuses forêts autrichiennes d’abord, à un excellent mariage ensuite, qui lui avait apporté un capital ainsi que les ouvertures nécessaires dans le petit cercle viennois des affairistes et des décideurs (depuis, il s’était remarié deux fois et, à quatre-vingt-deux ans, envisageait un quatrième mariage avec une journaliste de la presse économique de quarante ans sa cadette).

— Qu’est-ce qui se passe ? dit le visiteur.

— Il y a du nouveau, dit le directeur d’orchestre en enfilant une chemise blanche, propre et amidonnée sur un maillot de corps.

— Du nouveau ?

Zehetmayer tourna vers lui un regard étincelant et plein de fièvre, un regard digne du cinéma expressionniste allemand.

— On a retrouvé sa trace.

L’espace d’un instant, l’industriel resta la bouche ouverte.

— Quoi ?

L’émotion avait fait trembler la voix du milliardaire.

— Où ça ?

— En Norvège. Sur une plate-forme pétrolière. Une de nos sources m’a envoyé l’info.

Devant l’absence de réaction de son ami, Zehetmayer poursuivit :

— Apparemment, ce salopard travaillait là. Il a tué une femme dans une église de Bergen, et il s’est évanoui dans la nature.

— Il a réussi à s’échapper ?

— Oui.

— Merde…

— Il sera plus facile à atteindre dehors que dans une prison, fit remarquer le chef d’orchestre.

— Pas si sûr.

— Il y a autre chose…

— Quoi ?

— Un enfant.

Wieser regarda le chef d’orchestre d’un drôle d’air.

— Comment ça : un enfant ?

— Il avait la photo d’un môme de cinq ans dans ses affaires. Et devine comment il s’appelle ?

Le milliardaire secoua la tête en signe d’ignorance.

— Gustav.

Wieser fixait le musicien avec des yeux ronds. En proie de toute évidence à une intense réflexion et à des émotions contradictoires — perplexité, espoir, incompréhension.

— Tu crois que ça pourrait être… ?

— Son fils ? Possible. (Le regard du chef d’orchestre se perdit dans le miroir en face de lui, où il contempla son propre visage sévère et triste et plongea dans ses propres petits yeux méchants sous les sourcils de vieillard tout aussi buissonnants que ceux de son voisin.) Ça ouvre des perspectives, non ?

— Qu’est-ce qu’on sait de plus sur ce gosse ?

— Pas grand-chose pour le moment. (L’Empereur hésita.) Sinon qu’il a l’air de tenir à ce mioche pour garder sa photo avec lui, ajouta-t-il en lui tendant le cliché où on voyait Gustav avec la montagne, le lac et le clocher d’Hallstatt en arrière-plan.

Les deux hommes se regardèrent. Ils s’étaient « trouvés » — décret de la Providence ou pur hasard — à l’issue d’une autre représentation des Kindertotenlieder, où Bernhard Zehetmayer avait triomphé. Assis dans la salle, Josef Wieser avait été remué jusqu’au plus profond par cette version des « Chants sur la mort des enfants ». Quand la musique s’était éteinte sous les plafonds, le milliardaire pleurait à chaudes larmes, chose qui ne lui était pas arrivée depuis longtemps. Car ces Lieder parlaient directement à son cœur meurtri de père ayant perdu sa fille. Et l’interprétation que venait d’en donner l’orchestre prouvait que celui qui le dirigeait avait une compréhension profonde, intime de cette œuvre prémonitoire — puisque Mahler lui-même devait voir sa première fille emportée par la scarlatine quelque temps après l’avoir écrite et jouée.

À l’issue du concert, Wieser avait demandé à saluer le prestigieux chef viennois. On l’avait conduit à sa loge. Encore très ému, il avait félicité le maître et lui avait demandé quel était le secret pour parvenir à une telle vérité dans l’interprétation.

— Il faut avoir perdu un enfant, voilà tout, avait répondu Zehetmayer.

Wieser s’était senti bouleversé.

— Vous en avez perdu un ? avait-il demandé avec un tremblement dans la voix.

Le chef d’orchestre l’avait considéré avec froideur.

— Une fille. La plus douce, la plus belle des créatures. Elle étudiait la musique à Salzbourg.

— Comment ? avait osé Wieser.

— Elle a été tuée par un monstre…

Le milliardaire avait eu l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds.

— Un monstre ?

— Julian Hirtmann. Un procureur du tribunal de Genève. Il a tué plus de…

— Je sais qui est Julian Hirtmann, l’avait interrompu Wieser.

— Ah. Vous avez lu la presse…

La tête de Wieser lui tournait.

— Non. J’ai moi-même… une fille qui a été… assassinée par ce monstre. Du moins le suppose-t-on… On n’a jamais retrouvé son corps… Mais Hirtmann était dans les parages quand elle a disparu. La police est quasiment certaine…

Il avait parlé si bas qu’il n’était pas sûr que l’autre l’eût entendu. Mais l’Empereur l’avait fixé avec stupeur, puis il avait fait signe aux autres personnes présentes de sortir.

— Et que ressentez-vous ? avait-il demandé quand ils furent seuls.

Wieser avait baissé la tête, regardé le sol.

— Du désespoir, de la colère, une nostalgie immense, l’amour brisé d’un père…

— Un désir de vengeance ? De la haine ?

Wieser avait relevé la tête et plongé son regard dans les yeux du chef d’orchestre, qui était bien plus grand que lui. Il y avait lu une haine immense, féroce — et l’éclat de la folie.

— Moi je le hais depuis le premier jour où j’ai su ce qui était arrivé à ma fille, lui avait dit Zehetmayer. C’était il y a quinze ans. Depuis je me réveille chaque matin avec cette haine. Pure, intacte, inchangée. Je pensais qu’elle diminuerait avec le temps, mais c’est le contraire qui se passe. Vous est-il arrivé de penser que la police ne le retrouvera jamais si on ne l’aide pas un peu ?