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Ils étaient devenus amis — une amitié étrange, fondée sur la haine et non sur l’amour, deux vieillards qui communiaient dans le deuil et le culte de la vengeance. Deux monomaniaques partageant la même secrète lubie. Et comme d’autres mettent toutes leurs économies dans une passion, ne vivent que par et pour elle, ils n’avaient pas regardé à la dépense. Au début, il ne s’agissait que de parties de chasse et de discussions à bâtons rompus dans les cafés de Vienne. Ils échafaudaient des hypothèses, échangeaient des informations. Dans un sens surtout : Zehetmayer avait lu et visionné à peu près tout ce qui avait été publié et diffusé en allemand, en anglais et en français sur le Suisse : livres, articles, émissions de télé, documentaires… Mais la folie est contagieuse et, très vite, Wieser s’était plongé avec un intérêt croissant dans la masse de documentation que lui avait fournie le directeur d’orchestre. Ils avaient continué de parler. Pendant des semaines, des mois. Au cours de ces conversations, le projet avait pris forme. D’abord il ne s’était agi que d’utiliser leur argent et leurs contacts — ceux de Wieser surtout — pour essayer de retrouver la trace du Suisse. Ils avaient fait appel à des détectives privés, sans grand succès. Wieser avait également contacté quelques policiers autrichiens de sa connaissance. Sans résultat. Ils avaient alors décidé d’utiliser Internet, les réseaux sociaux. Ils avaient réussi à réunir plus de dix millions d’euros. Les dix millions étaient devenus une récompense offerte à toute personne qui retrouverait sa trace ; un million pour toute information de valeur. Un site Web avait été créé pour permettre aux candidats au pactole de les contacter. Ils avaient reçu des centaines de messages farfelus — mais ils avaient aussi été contactés par des personnes beaucoup plus sérieuses. Des professionnels. Des détectives, des journaleux, et même des flics de plusieurs pays.

— C’est Halstatt, non ? dit Wieser en montrant le cliché.

— Évidemment que c’est Halstatt, répondit sèchement Zehetmayer comme si le milliardaire lui avait dit : « C’est la tour Eiffel ? » Un peu trop évident, tu ne trouves pas ?

— Comment ça ?

— Enfin ! Autant nous envoyer une carte d’Autriche avec écrit dessus : « Je suis ici. »

— Cette photo n’était pas censée tomber entre nos mains, ni dans celles de la police.

— Hirtmann l’a laissée dans sa cabine avant de partir. Admettons qu’il s’agisse de son fils. (Il hésita : il n’arrivait toujours pas à se faire à l’idée que le Suisse pût avoir un fils.) Pourquoi ne gardait-il pas cette photo sur lui ?

— Il en avait peut-être d’autres…

Le musicien renifla d’agacement.

— Ou bien il voulait que quelqu’un la trouve. Pour envoyer toutes les polices du monde dans la mauvaise direction. Parce que, en vérité, ce gosse se trouve loin de là.

Le chef d’orchestre s’empara du petit vaporisateur à poire posé sur la console — une eau de toilette qu’il avait fait élaborer pour son seul usage par un grand parfumeur français.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Wieser en pinçant les narines quand le musicien pressa la poire et que le nuage odoriférant se répandit dans la pièce.

Zehetmayer le considéra avec dédain. Comment cet imbécile avait-il fait pour devenir milliardaire alors qu’il semblait incapable de prendre la moindre décision ?

— On va retrouver ce gamin, dit-il. Pour commencer, on va diffuser sa photo sur le site. Ensuite, on va mettre toutes nos ressources dessus.

12.

Soir 2

— Martin, dit Stehlin, j’ai bien réfléchi. Finalement je vais mettre quelqu’un d’autre là-dessus.

Servaz se demanda s’il avait mal entendu.

— Hein ?

— Si c’est bien Hirtmann qui est derrière tout ça, tu n’es pas en état de…

— Je ne comprends pas, dit soudain la fliquette norvégienne. Personne ne connaît mieux cet homme que le commandant Servaz, et c’est lui sur les photos. Pourquoi ?

— Eh bien… euh… le commandant Servaz était en convalescence.

— Mais il est remis, non ? Puisqu’il a repris le service…

— Oui, oui, bien sûr, mais…

— Je souhaite travailler avec le commandant Servaz, si ça ne vous fait rien, déclara-t-elle fermement. Il me semble qu’il est le plus compétent pour s’occuper de cette affaire.

Servaz sourit en voyant Stehlin se renfrogner.

— Très bien, dit celui-ci à contrecœur.

— Combien de jours vous ont donnés vos supérieurs ?

— Cinq. Après, je rentre. Sauf si on découvre quelque chose, bien entendu.

Servaz se demanda ce qu’il allait faire avec cette fliquette norvégienne pendue à ses basques. Il n’avait pas envie de jouer les guides, ni de passer son temps à baragouiner en anglais pour essayer de se faire comprendre. C’était déjà assez compliqué comme cela de reprendre du service et d’avoir à démontrer à tout le monde qu’il était d’attaque. En lui collant cette policière étrangère dans les pattes, on le mettait sur la touche, voilà la vérité. Oui, mais c’était quand même lui sur les photos qu’elle avait exhibées. Et la pensée qu’Hirtmann lui-même les eût prises lui fouettait les sangs.

— Bien entendu, si, par extraordinaire, vous découvriez quoi que ce soit de significatif, je veux en être informé dans l’heure, dit Stehlin.

« Par extraordinaire »… Servaz médita ces mots.

— Et si, par extraordinaire, la photo du gosse était destinée à nous induire en erreur ?

Kirsten et Stehlin restèrent un instant à le dévisager.

— Tu veux dire que ce cliché serait destiné à nous attirer dans la mauvaise direction ? dit la Norvégienne.

Il acquiesça.

— Il aurait laissé traîner la photo du gosse sciemment ? poursuivit-elle. Bien sûr, on y a pensé, ajouta-t-elle en plissant les yeux. Ça semble un peu trop évident, non ? un peu trop facile

— Et qu’est-ce que vous avez pensé d’autre ? demanda-t-il.

— Quoi ?

— Au sujet de cette photo.

— Où tu veux en venir ?

— Il y a peut-être un autre enseignement à tirer, non ?

Ils avaient tous les deux les yeux rivés sur lui à présent, Kirsten avec un mélange de curiosité et de perplexité, Stehlin avec l’air d’attendre qu’on en termine et qu’on passe à autre chose : la police de Toulouse avait visiblement d’autres chats à fouetter. C’était également le sentiment qu’il avait eu dans la salle de réunion, quand tout le monde s’était levé. Même Vincent et Samira avaient fait preuve d’un intérêt assez modéré et s’étaient empressés de retourner à leurs affaires courantes, non sans prendre au préalable des nouvelles de sa santé.

— Pourquoi Hirtmann chercherait-il à nous envoyer dans la mauvaise direction alors qu’il peut se planquer — lui et le gamin — n’importe où dans le monde ? Quel intérêt ? Il n’a pas besoin de ça.

Kirsten ne le quittait plus des yeux à présent.

— Je t’écoute, dit-elle.

— Je le connais trop bien pour savoir qu’il n’userait pas d’un subterfuge aussi grossier. En revanche, une chose me semble évidente : entre mes photos et votre… ton nom sur ce papier, il a voulu nous réunir. La question, c’est : pourquoi ?