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Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas vu son papa et sa maman ensemble.

— Tous les deux, je te le promets.

— Ne fais pas des promesses que tu ne peux pas tenir, dit une voix sévère depuis le seuil de la cuisine.

— Fiche-moi la paix, répondit grand-père d’un ton agacé.

— Ce pauvre garçon, tu lui mets des idées dans la tête.

Grand-mère essuyait ses mains couvertes de veines grosses comme des racines sur son tablier. Gustav détourna le regard et le fixa sur les flammes qui léchaient les buches dans la cheminée, fasciné. Ne s’enroulaient-elles pas comme des serpents, ou plutôt des dragons, dansant, se rétractant et s’enroulant de nouveau ? Il essaya de se fermer aux paroles de grand-mère. Il n’aimait pas grand-mère. Elle passait son temps à se plaindre et à critiquer grand-père. Il savait que ce n’était pas sa vraie grand-mère. Ce n’était pas son vrai grand-père non plus — mais grand-père jouait son rôle jusqu’au bout, et il aimait Gustav, alors que grand-mère faisait à peine semblant. Tout ça, le gamin n’en était pas clairement conscient — il était bien trop jeune —, c’était plutôt un sentiment diffus, une différence dans leurs attitudes. Le garçon sentait beaucoup de choses sans vraiment les comprendre, avec cet instinct de louveteau qu’il avait développé.

— Tu ne dois pas avoir peur de ce que tu es, Gustav, lui avait dit un jour papa, et ça non plus Gustav ne l’avait pas exactement compris et pourtant il savait ce que papa avait voulu lui dire.

Oh oui.

13.

Rêve

Il était neuf heures et demie du matin quand le soleil filtrant à travers les stores le réveilla. Il ne s’était endormi que vers 4 heures, et il avait ensuite rêvé du garçon, Gustav. Dans son rêve, il se tenait en haut d’un grand barrage au cœur des Pyrénées. Un barrage-voûte. C’était l’hiver et il faisait nuit. L’enfant avait franchi le garde-fou. Il se tenait au bord du vide avec, au bout de ses chaussures, un abîme vertigineux de plus de cent mètres, où il n’y avait rien de plus solide que l’air.

Servaz, lui, était à cinq mètres environ, de l’autre côté de la barrière.

— Gustav, disait-il.

— N’approche pas ou je saute.

Quelques flocons voletaient dans la nuit glaciale et le barrage lui-même, tout comme les montagnes, était blanc de neige et de glace. De petites stalactites pendaient aux barres horizontales du garde-fou. Servaz était pétrifié. Le bord de béton où se tenait l’enfant était recouvert d’une épaisse couche de glace. S’il lâchait la rambarde, il pouvait glisser et basculer dans le vide. Il s’écraserait alors sur les rochers, au milieu des sapins, cent mètres plus bas.

— Gustav…

— Je veux mon papa.

— Ton papa est un monstre, répondait-il dans son rêve.

— Tu mens !

— Si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à lire le journal.

Servaz tenait dans sa main droite un exemplaire de La Dépêche que le vent qui soufflait de plus en plus fort tentait de lui arracher. Des flocons mouillaient le papier journal et l’encre commençait à baver.

— C’est écrit dedans.

— Je veux mon papa, répétait l’enfant, sinon je saute. Ou ma maman…

— Ta maman, elle s’appelle comment ?

— Marianne.

Les montagnes autour d’eux, presque phosphorescentes sous la lune, semblaient attendre quelque chose. Un dénouement. Le cœur de Servaz battait à tout rompre. Marianne

Un pas de plus.

Un autre.

L’enfant lui tournait le dos et regardait l’abîme. Servaz voyait sa nuque gracile et ses fins cheveux blonds et rebelles qui dansaient dans le vent violent autour de ses oreilles. Et le vide au-delà…

Encore un pas.

Il tendit le bras. C’est alors que l’enfant se retourna. Ce n’était pas lui. Pas le visage innocent de Gustav. Un visage de femme. De grands yeux verts, effrayés. Marianne…

— Martin, c’est toi ? dit-elle.

Comment avait-il pu les confondre ? Il était sûr d’avoir vu Gustav. Quel était ce maléfice ? Déjà, elle lâchait la rambarde pour se retourner et tendre la main vers lui, dérapait sur la glace du bord, ses yeux verts s’agrandissaient de terreur, sa bouche ouverte sur un cri muet tandis qu’elle basculait en arrière.

C’est à ce moment-là qu’il s’était réveillé.

Il regarda la chambre zébrée par les tranches de soleil, le cœur à cent soixante-dix pulsations par minute, la poitrine couverte de sueur. Qu’avait dit Xavier au sujet des rêves ? « Quand vous vous réveillez, et que le souvenir de votre rêve est encore très prégnant, vous êtes tout étonné par la force de ce rêve, qui avait l’air… si réel. »

Oui, c’était ça. Si réel. Ce gosse, il l’avait vu. Il ne l’avait pas seulement rêvé.

Il avait pensé à lui toute la nuit. C’est pour ça qu’il avait eu tant de mal à s’endormir. Il frissonna. De froid : la sueur était glacée sur sa poitrine. De peur, de tristesse aussi. Repoussa le drap et se leva. Qui était cet enfant ? Était-il vraiment le fils du Suisse ? L’idée en elle-même était assez terrifiante, mais une autre avait germé dans son esprit, bien plus désespérante encore, dont son rêve s’était fait l’écho : et si c’était Marianne la mère ? À cette pensée, il avait senti toutes ses forces l’abandonner.

Il passa dans la cuisine. Margot avait laissé un mot sur le plan de travail. Running. Qu’est-ce que c’était que cette mode des mots anglais qui envahissaient infatigablement notre quotidien ? Pour un qui sortait des dictionnaires, il en entrait dix nouveaux. Puis il revint à ce malaise persistant que la découverte des photos avait installé en lui et qui l’empêchait de respirer. Un enfant… Que cherchait-il désormais ? Un tueur monstrueux ou un enfant ? Ou les deux ? Et où chercher ? Tout près ou un peu plus loin ? Sa tasse de café à la main, il s’avança vers les rangées de livres de la bibliothèque et laissa son esprit divaguer en même temps que son regard. Celui-ci s’arrêta sur un titre. Une vieille édition des Histoires extraordinaires de Poe, traduction de Charles Baudelaire. Il revint s’asseoir à la table de la cuisine, but son café.

Le bruit de la porte d’entrée. Margot apparut, rouge d’avoir couru. Elle lui sourit, s’approcha de l’évier, se fit couler un grand verre d’eau et le but presque d’un trait.

Puis elle s’assit à la table de la cuisine, face à son père. Malgré lui, il en fut légèrement contrarié. Il aimait bien prendre ses petits déjeuners seul et, depuis que Margot était là, c’était la première fois qu’il avait eu l’occasion de le faire.

— Qu’est-ce que tu fais de tes journées ? demanda-t-il soudain.

Elle semblait avoir immédiatement compris où il voulait en venir. Fut aussitôt sur ses gardes.

— Ma présence te gêne ? demanda-t-elle de but en blanc. Tu me trouves trop encombrante ?

Margot avait toujours été très directe — et parfois injuste. Elle estimait devoir toujours dire la vérité, mais il arrivait qu’il y eût plus d’une vérité, et sa fille était incapable d’appréhender cette notion. On devait toujours s’en tenir à sa position. Cependant, il eut honte et nia farouchement :

— Pas du tout ! Pourquoi tu dis ça ?

Elle le scruta sans sourire. Il était transparent à ses yeux.

— Je sais pas… Une impression que j’ai depuis quelque temps… Je vais prendre une douche.