— Et tu y as accès ?
Kirsten la vit sourire. Un joli sourire, qui illumina son regard.
— Non. Aucune administration extérieure à l’Éducation nationale n’y a accès. À part les mairies, qui inscrivent les élèves. Encore les maires ne voient-ils pas certaines données, par exemple si l’enfant a besoin d’un soutien psychologique. Le problème, c’est que les noms et prénoms sont visibles jusqu’au niveau de l’académie mais disparaissent de la base au niveau du rectorat. Là aussi pour protéger la confidentialité.
Elle se tourna vers Kirsten et résuma en anglais ce qu’elle venait de dire — avec force hésitations et corrections et quelques froncements de sourcils d’incompréhension de la part de la Norvégienne.
— Le deuxième problème, c’est que la durée de conservation des données n’excède pas la scolarisation de l’enfant dans le premier degré. S’il sort du circuit, on efface tout…
De nouveau, elle traduisit tant bien que mal. La Norvégienne hocha la tête.
— Bien entendu, j’ai également envoyé une demande de recherche classique avec photo qui va être transmise, j’espère, aux établissements, une fois que Base Élèves aura rendu son verdict négatif. Combien de temps ça prendra, c’est une autre paire de manches.
Elle se leva.
— Tu crois vraiment que cet enfant est ici, Martin ?
Son ton exprimait le même scepticisme que celui de ses collègues au cours de la réunion. Servaz ne répondit pas. Il se contenta de prendre le cliché que Roxane lui tendait et de le poser bien en évidence sur son bureau. Il avait l’air perdu dans ses pensées. Roxane lança un clin d’œil et un sourire à Kirsten et sortit en haussant les épaules. Elle avait visiblement des tâches plus urgentes. La Norvégienne lui rendit son sourire et considéra Servaz, qui regardait à présent par la fenêtre, dos tourné.
— Ça te dirait une petite balade ? demanda-t-il soudain.
Elle observa le dos de Servaz.
— La Lettre volée d’Edgar Poe, tu connais ?
Il avait cité le titre anglais : The Purloined Letter. Il l’avait cherché la veille sur Internet. Il se retourna.
— Explique, dit-elle.
— Nil sapientae odiosius acumine nimio : « Aucune sagesse n’est plus odieuse que d’excessives subtilités. » Une phrase de Sénèque qui sert d’épigraphe au récit. La Lettre volée nous enseigne qu’on a souvent sous le nez ce qu’on cherche plus loin.
— Tu crois vraiment que Gustav peut se trouver ici ?
— Dans cette histoire, la police ne parvient pas à trouver une lettre dans un appartement parce qu’elle la suppose bien cachée, poursuivit-il sans tenir compte de l’interruption. Dupin, le personnage de Poe, l’ancêtre de Sherlock et de tous les fouineurs aux facultés d’analyse supérieures à la moyenne, comprend que la meilleure façon de la planquer, c’est de la laisser au contraire bien en évidence sur le bureau : elle a juste été pliée à l’envers, marquée d’un autre sceau et d’une autre écriture.
— Ah ah, tu es barge, tu sais, dit-elle en anglais. Je comprends rien. Où veux-tu en venir ?
— Remplace le bureau de l’histoire par Saint-Martin-de-Comminges, là où tout a commencé. Tu l’as dit toi-même : Hirtmann est repassé dans la région à plusieurs reprises. Pourquoi ?
— À cause de toi. Parce que tu l’obsèdes.
— Et s’il y avait une autre raison ? Plus puissante que l’obsession d’un simple flic. Un fils, par exemple…
Kirsten ne dit rien. Elle attendit la suite.
— Un fils maquillé mais bien en évidence, comme la lettre volée sur le bureau dans la nouvelle. Un simple changement de nom. Il va à l’école, il est élevé par quelqu’un qui s’occupe de lui quand Hirtmann n’est pas là, c’est-à-dire la plupart du temps.
— Et personne ne se serait aperçu de rien ?
— Aperçu de quoi ? Un garçon parmi d’autres. Qui va à l’école…
— Justement. Là-bas, personne ne se serait inquiété de savoir qui est cet enfant ?
— Je suppose qu’il y a quelqu’un qui l’accompagne chaque jour. L’Éducation nationale n’est même pas fichue de répertorier son personnel qui s’est rendu coupable d’actes pédophiles. Et puis, peut-être que ceux qui l’accompagnent se présentent comme ses parents adoptifs, je ne sais pas, moi.
— Saint-Martin, tu dis ?
— Saint-Martin.
— Pourquoi là en particulier ?
Pourquoi là en effet ? À supposer que le Suisse revînt bien dans le secteur pour voir son fils, pourquoi Gustav aurait-il dû se trouver à Saint-Martin ? Pourquoi pas n’importe où ailleurs dans la région ?
— Parce que Hirtmann a passé plusieurs années à Saint-Martin…
— Enfermé dans un asile.
— Oui. Mais il avait des complicités à l’extérieur, des gens comme Lisa Ferney.
— L’infirmière-chef de l’Institut Wargnier, c’est ça ? Elle travaillait dans ce lieu. Ce n’est pas simplement quelqu’un qui vivait là.
Il réfléchit. Pourquoi avait-il toujours pensé qu’Hirtmann avait dû bénéficier d’autres complicités ? qu’à l’époque ils n’avaient pas découvert tous ses comparses ? Il savait que son raisonnement ne tenait pas la route, qu’il n’y avait aucune logique là-dedans. Ou, du moins, que sa logique était biaisée, tordue, et qu’il voyait des signes, des coïncidences là où il n’y en avait pas — comme les paranoïaques. Néanmoins, son esprit revenait toujours à Saint-Martin, aimanté comme l’aiguille d’une boussole.
— Saint-Martin, c’est là où tu as failli être tué, pas vrai ? dit-elle.
Elle s’était bien renseignée. Il acquiesça.
— J’ai toujours pensé qu’il y avait quelqu’un d’autre là-bas pour l’aider, dit-il. La façon dont il s’est évadé, cette nuit-là. À pied à travers les montagnes — sa voiture accidentée —, au milieu d’une tempête de neige… Il n’aurait pas pu aller bien loin sans aide.
— Et donc ce serait ce complice qui élèverait Gustav ?
Son ton n’était pas moins sceptique que celui de Roxane.
— Qui d’autre ?
— Tu te rends compte que c’est extrêmement mince ?
— Je sais.
Ils quittèrent l’autoroute à la hauteur de Montréjeau, laissant derrière eux la monotonie de la plaine, et s’enfoncèrent dans les montagnes, d’abord simples mamelons arrondis et couverts d’épaisses forêts ensevelies sous la neige. Le paysage était blanc, pur. La route tantôt traversait des bois clairsemés, tantôt longeait en serpentant des prairies enneigées, frôlait des villages assoupis dans la torpeur hivernale ou le cours turbulent d’une rivière. Petit à petit, les monts se rapprochèrent, se firent plus hauts, mais la véritable, l’infranchissable barrière se devinait dans le fond : le profil dentelé et farouche des plus hauts sommets des Pyrénées.
À un rond-point, ils quittèrent la quatre-voies, franchirent la rivière et prirent à gauche au stop suivant. Les montagnes se rapprochèrent encore. La route surplombait à présent un cours d’eau tumultueux enchâssé entre de hautes parois de pierre. Ils aperçurent un petit barrage bouillonnant et la bouche noire d’une centrale hydroélectrique creusée dans la paroi, sur l’autre rive, franchirent un tunnel en épingle à cheveux. Quand ils émergèrent de l’autre côté du tunnel, ils la virent, étalée en contrebas du parapet de pierre : Saint-Martin-de-Comminges, 20 863 habitants. La route redescendit et ils entrèrent dans la ville.