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Les congères dans les rues n’impressionnèrent guère Kirsten : elle avait grandi à Nesna, au nord-ouest d’Oslo, au centre de la Norvège. Il y avait du monde sur les trottoirs : des skieurs redescendus par les télécabines de la station de sports d’hiver qui se trouvait au sommet de la montagne, des curistes qui avaient délaissé les thermes pour les cafés et les restaurants du centre-ville, des familles avec des enfants et des poussettes… Servaz se demanda si Hirtmann avait pu se promener dans ces rues sans se faire remarquer. Son visage avait fait la une de la presse régionale et même nationale — et ce n’était pas un visage qu’on oublie facilement. Avait-il changé d’apparence ? Se pouvait-il qu’il eût recouru à la chirurgie esthétique ? Servaz ne savait pas grand-chose à ce sujet mais avait entendu dire qu’elle faisait des miracles aujourd’hui. Même si ses conséquences, qui apparaissaient de temps en temps sous les traits d’une jolie actrice devenue du jour au lendemain méconnaissable, le faisaient douter de la réalité de ces miracles.

Tandis qu’ils se garaient devant la mairie et descendaient de voiture (il entendit le chuintement de la chute d’eau qui traçait un trait d’argent vertical sur le flanc boisé de la montagne), il sentit un petit frisson courir le long de son échine : c’était bien dans le style d’Hirtmann de revenir sur les lieux et de se mêler incognito à la foule. Aussitôt, à cette pensée, il balaya du regard la place, le square, les terrasses des cafés, le kiosque à musique et les visages — comme si une sorte d’électricité le connectait à la foule anonyme. Au-dessus des toits, la montagne, drapée dans son habit de sapins, contemplait leur arrivée avec la même indifférence qu’elle avait accueilli les crimes de l’hiver 2008–2009.

— Qu’est-ce qu’on fait là ? demanda-t-il soudain.

— Quoi ?

— Si on est ici tous les deux, c’est parce qu’il l’a voulu. Pourquoi ? Pourquoi nous a-t-il réunis ?

Elle lui lança un regard interrogateur avant d’entrer dans la mairie.

Le maire avait changé depuis l’affaire. C’était un homme jeune, grand et corpulent, avec une barbe fournie qui lui mangeait le visage et d’énormes poches sous ses yeux pâles un peu aqueux qui témoignaient d’un manque de sommeil, d’une mauvaise hygiène de vie ou d’un patrimoine génétique encombrant. Sa barbe avait une couleur difficile à définir : entre le marron et le roux avec des traits blancs au milieu.

— Servaz, ce nom me dit quelque chose, lança-t-il d’une voix claironnante.

Il prit la main du flic dans son immense paluche, qui était moite et fraîche. Puis il décocha son plus beau sourire à Kirsten. Servaz regarda les grandes mains : pas d’alliance. Le gros homme l’examina de nouveau.

— Ma secrétaire m’a dit que vous cherchez un enfant, dit-il en se retournant et en les précédant dans un bureau d’une taille impressionnante, éclairé et aéré par deux grandes portes-fenêtres avec balcon d’où la vue portait sur les plus hauts sommets de la chaîne.

Être maire à Saint-Martin avait ses bons côtés.

Il retourna s’asseoir derrière sa table de travail. Servaz posa la photo de Gustav sur le bureau avant de s’asseoir.

— Il a peut-être été scolarisé ici, dit-il.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Désolé. Enquête en cours.

Le maire haussa les épaules et pianota sur le clavier de son ordinateur.

— S’il l’est encore, il doit apparaître dans Base Élèves. Approchez.

Ils se levèrent et contournèrent le bureau pour se placer derrière lui. Le maire sortit de son tiroir une sorte de clef en plastique avec un petit écran digital au milieu et leur fit un petit cours sur la base en question.

— Elle est protégée, bien sûr.

Ils virent apparaître sur l’écran de l’ordinateur les mots « identification », « identifiant », et « mot de passe ».

— Je dois rentrer mon identifiant. Ensuite, le mot de passe qui est constitué de mon code personnel à quatre chiffres et du numéro à six chiffres qui s’affiche sur cette clef de sécurité. Et l’adresse de connexion est différente pour chaque académie.

Servaz aperçut ensuite une page d’accueil. En haut se trouvait un bandeau avec trois couleurs : orange, bleu et vert. En dessous était écrit « École » (orange), « Élèves » (bleu) et « Gestion courante » (vert).

— Le module mairie ne concerne que les inscriptions, expliqua l’officier municipal.

Servaz le vit cliquer sur « Suivi des inscriptions et des admissions ».

— Comment s’appelle-t-il ?

— Nous n’avons que son prénom.

Le maire fit pivoter son siège pour se tourner vers eux, perplexe. Son regard aqueux alla de l’un à l’autre.

— Sérieux ? Rien que le prénom ? Jusqu’ici j’ai toujours entré nom et prénom. D’ailleurs, regardez : il y a un astérisque. Le champ « nom » est obligatoire.

Au temps pour Roxane. À peine entamée, leur piste aboutissait à une impasse.

— Il s’appelle Gustav, dit Servaz. Vous devez bien avoir des archives quelque part avec les classes de ces dernières années : il n’y a pas tant d’écoles que ça à Saint-Martin.

Le maire réfléchit.

— Vous avez une réquisition ? demanda-t-il soudain.

Servaz la sortit de sa poche.

— Je dois pouvoir vous trouver ça, répondit l’édile. En plus, Gustave, ça n’est pas un prénom courant de nos jours.

Servaz savait qu’il n’y avait que très peu de chances pour qu’Hirtmann l’eût inscrit sous son vrai prénom. Mais pourquoi pas, après tout ? Qui allait faire le rapprochement entre un enfant et un tueur suisse ? Qui pouvait imaginer qu’il eût laissé un enfant dans une école de Saint-Martin ? Existait-il cachette plus insoupçonnable que celle-là ?

Il jeta un coup d’œil à la place. Des nuages avaient dû apparaître sur les sommets, car elle s’était voilée d’ombre et une étrange teinte vert-de-gris se posait sur les choses, comme s’il les regardait à travers un filtre. Un petit éclat de lumière s’accrochait au toit du kiosque à musique.

— Je vais voir ce que je peux faire. Il y en a peut-être pour quelques heures, hein ?

— On reste sur place.

Il y avait un type, là en bas. À cause de la lumière voilée, Servaz le distinguait mal. Un type grand. En manteau d’hiver sombre, peut-être noir. Le visage levé vers les fenêtres de la mairie. Il sembla même à Servaz que l’homme le regardait.

— Try Gustav Servaz, dit soudain la voix de Kirsten derrière lui.

Il sursauta. Se retourna vivement. Le maire détaillait de nouveau la Norvégienne, l’air surpris, puis son regard se déplaça vers Martin.

— J’essaie Gustave Servaz ? traduisit-il.

— Yes. Gustav without e.

— Servaz, vous l’écrivez comment ? How do you write this ?

Elle l’épela.

— C’est bien votre nom ? lui dit le maire qui, visiblement, ne comprenait pas ce qui se passait.

Servaz non plus. Un bourdonnement dans ses oreilles. Il eut envie de lui dire d’arrêter, mais il hocha la tête.

— Faites ce qu’elle vous dit.

Son cœur se mit à battre plus vite. Il avait le plus grand mal à respirer. Il regarda par la fenêtre. Il était sûr à présent que c’était lui que l’homme observait. Il se tenait immobile et droit au beau milieu d’une des allées du square, le visage levé vers les fenêtres de la mairie, et adultes comme enfants passaient autour de lui comme le flot d’un ruisseau contourne une grosse pierre.