Выбрать главу

— C’est parti, prévint le maire.

Le silence ne dura qu’une poignée de secondes.

— Servaz Gustave : avec un e, annonça-t-il triomphalement.

15.

École

Servaz fut parcouru par un frisson glacé. Il eut l’impression que la même ombre qui avait obscurci le paysage venait d’étendre son voile sur ses pensées. Il regarda dehors. Là où l’homme se tenait une seconde auparavant, il n’y avait plus personne, hormis le flot ordinaire des passants.

Qui était ce gamin, nom de Dieu ?

— Il a été inscrit à l’école Jules-Verne jusqu’à l’année dernière, déclara le maire comme s’il avait entendu la question. Mais il n’est plus ici.

— Et vous ne savez pas où il est ? demanda Kirsten.

— Ce que je sais, répondit le maire en anglais, c’est qu’il n’est nulle part dans l’académie. Sinon il apparaîtrait.

Il se tourna vers Servaz. Celui-ci vit les yeux du maire se plisser. Sans doute sa pâleur et son visage défait interpellaient-ils l’édile qui devait s’interroger sur ce qui se passait ici.

— L’école Jules-Verne, montrez-nous où ça se trouve, dit Kirsten en désignant le plan épinglé sur le mur.

Devant l’inertie et l’état de sidération de Servaz, elle prenait les choses en main. Il se demanda comment elle avait pu avoir une idée pareille. Visiblement, elle connaissait mieux le Suisse et son mode de pensée qu’elle ne voulait bien le dire.

— OK. Je vais vous montrer, dit le maire.

Une longue allée blanche entre deux rangées de vieux platanes déplumés par l’hiver précoce. Leurs grosses branches noueuses couronnées de neige évoquaient, comme dans les dessins animés Disney de son enfance, des personnages vivants, avec des branches en guise de bras, une nature anthropomorphe. Le chasse-neige était passé par là, et il avait dégagé le mitan de l’allée qui menait au portail de l’école. Ils passèrent devant un petit bonhomme de neige sans doute façonné par de très jeunes enfants, car il se tenait de traviole et avait une tête curieusement formée. On aurait dit un gnome disgracieux et méchant.

Au-delà de l’allée et du portail s’ouvrait un préau à l’ancienne — et Servaz pensa au Grand Meaulnes, à sa propre enfance dans le Sud-Ouest. Combien d’enfants étaient passés par ces lieux, combien de personnalités s’y étaient formées et définies, soudain jetées hors du cocon familial et découvrant que le monde existe — et qu’il est plein d’arêtes ? Combien en étaient sortis prêts à affronter la vie, à dompter l’infortune, ou au contraire futures proies de l’adversité qui seraient toujours ballottées par les aléas de l’existence et incapables de les surmonter ? À quoi cela tenait-il ? Était-ce ici que tout se jouait, comme le prétendaient certains ? Combien de gamins avaient vécu ici leur première vie sociale, connu la cruauté de leurs congénères ou exercé la leur ? Servaz lui-même n’avait presque aucun souvenir de cette période.

La cour était déserte, les gamins en classe. Le froid fomentait des panaches volatiles devant leurs bouches tandis qu’ils la traversaient, tous deux ébouriffés par le vent qui décrochait la neige des arbres. Une femme apparut sous le préau. Elle serra les pans de son manteau sur elle. Servaz lui donna la cinquantaine, des cheveux teints en blond, un visage franc mais sévère.

— Le maire m’a prévenue que vous alliez venir. Vous êtes de la police, c’est ça ?

— SRPJ de Toulouse, répondit-il en s’approchant d’elle et en dégainant sa carte. Et voici Kirsten Nigaard, de la police norvégienne.

La directrice fronça les sourcils. Tendit la main.

— Je peux voir ?

Servaz lui tendit sa carte.

— Je ne comprends pas, dit-elle en l’examinant. C’est bien ce que le directeur m’a dit. Vous portez le même nom que Gustave. C’est votre fils ?

— Coïncidence, répondit Servaz — mais il vit bien qu’elle ne le croyait pas.

— Hmm. Qu’est-ce que vous lui voulez, à ce gosse ?

— Il a disparu. Il est peut-être en danger.

— Ah. Vous pouvez être un tout petit peu plus précis ?

— Non.

Il la vit se renfrogner.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— On ne pourrait pas entrer ? Il fait froid dehors.

Une heure plus tard, ils en savaient un peu plus sur Gustav. Le portrait qu’en avait brossé la directrice d’école était assez précis. Un gamin brillant mais qui connaissait parfois d’étranges sautes d’humeur. Un garçon mélancolique aussi, et assez solitaire, qui avait peu d’amis dans la cour de récréation et qui, par conséquent, avait été la tête de Turc des autres pendant un moment. Que Rousseau aille se faire foutre, pensa Servaz, les enfants n’ont besoin de personne pour être cruels, méchants, hypocrites : ils ont ça en eux, comme le reste de l’humanité. C’est l’inverse qui se passe : au contact des autres, on apprend parfois à devenir meilleur et, avec un peu de chance, on le reste toute sa vie. Ou pas. Servaz avait appris l’intégrité à dix ans, croyait-il, en lisant Bob Morane et en suivant les aventures des héros exemplaires de Jules Verne.

C’étaient les grands-parents de Gustav qui avaient été nommés responsables de l’enfant. Comme le maire, la directrice trouva l’info dans Base Élèves. Elle leur expliqua que les services de la mairie avaient validé l’inscription sans lui rattacher de parents responsables, de sorte qu’un message d’alerte était apparu le jour où elle avait consulté le dossier, car le champ devait toujours être renseigné.

Elle avait ouvert la fiche devant eux et ils avaient pu constater que seule la case des noms avait été complétée : il n’y avait pas d’adresse.

— M. et Mme Mahler, lut Servaz.

Il eut l’impression que son sang se figeait dans ses veines, qu’un grondement de cataracte montait dans ses oreilles. Il échangea un regard avec Kirsten et il fut sûr qu’il avait dans les yeux la même stupeur qu’il lisait dans ceux de la Norvégienne. À la rubrique « Informations du rattachement », les cases « Grand-père » et « Grand-mère » avaient été cochées.

C’était tout.

— Ses grands-parents, vous leur avez parlé ? demanda-t-il d’une voix si enrouée qu’elle fit le bruit d’une scie.

Il s’éclaircit la gorge.

— À lui seulement, répondit-elle en fronçant les sourcils devant son trouble. J’étais inquiète. Comme je vous l’ai dit, Gustave avait été plusieurs fois houspillé par ses camarades dans la cour et j’avais beau les séparer ça recommençait le lendemain. Il ne bronchait pas, ne pleurait pas. (Elle leur lança un regard douloureux.) C’était aussi un enfant chétif, maladif, d’une taille inférieure à la moyenne. Il paraissait avoir un an de moins que les autres. Il était très souvent absent. Une grippe, un rhume, une gastro : il y avait toujours une bonne raison. Et le grand-père avait toujours une explication. Et puis, cet enfant avait l’air triste. Il ne souriait jamais. C’était un vrai crève-cœur de l’observer dans la cour de récréation. Vous pouvez imaginer ça, vous : un enfant qui ne sourit jamais ? Quoi qu’il en soit, on voyait que quelque chose clochait. Et j’avais besoin de savoir quoi. Alors, j’en ai parlé au grand-père…

— Quel effet il vous a fait ?

— Comment ça ?

— C’était quel genre d’homme ?

Elle hésita. Servaz vit nettement une pensée précise affleurer dans son regard.

— Un papi, bien sûr… Le gamin se jetait toujours dans ses bras, il y avait beaucoup de complicité et d’affection entre eux, ça se voyait. Mais… (De nouveau, ils la virent hésiter.) Je ne sais pas… il y avait quelque chose d’autre chez lui, dans la façon dont il vous regardait… Il ne faisait aucun doute qu’il aimait beaucoup cet enfant mais, chaque fois que j’ai voulu creuser un peu… comment dire ?… son attitude a changé… Je me suis même demandé ce qu’il avait bien pu faire avant sa retraite.