Il hocha la tête, la gorge serrée. Lui jeta un coup d’œil. Elle l’observait calmement, froidement. Sa jupe était un peu remontée sur ses genoux mais son manteau sombre la corsetait et il était soigneusement boutonné jusqu’en haut. Il y avait une raie bien nette dans ses cheveux blonds aux racines sombres et ses ongles nacrés étaient impeccables. Il se demanda ce qui se cachait sous cette froideur. Était-ce courant en Norvège, ce tempérament rigoriste et spartiate ? Ou bien était-ce elle ? Quelque chose enfoui dans son enfance, dans son éducation ?
Elle semblait donner peu de prise à la chaleur humaine et au contact. Elle avait dit qu’elle avait cinq jours devant elle. Qu’espérait donc la police norvégienne dans un délai si court ? C’était sans doute une question de budget, comme ici. Tant mieux : il ne se sentait guère la force de supporter cette présence janséniste plus longtemps, même si lui-même était loin d’être un moulin à paroles et un boute-en-train. Il se sentait observé et jaugé en permanence et il n’aimait pas ça. Elle lui faisait penser à une maîtresse d’école ou à une supérieure hiérarchique qui doit se faire respecter dans un milieu d’hommes. Était-ce dans sa nature ou adaptait-elle son comportement à la situation ? Quoi qu’il en soit, plus vite elle rentrerait en Norvège, mieux ce serait.
— C’est moche, dit-elle soudain.
— Quoi ? Qu’est-ce qui est moche ?
— Si ce gamin est son fils… c’est moche.
Il médita cette phrase. Oui, c’était moche — mais il y avait peut-être pire encore.
17.
Traces
Le soir tombait lorsque les randonneurs parvinrent au refuge. Il était presque 18 heures et il faisait un degré au-dessous de zéro. Il y avait plusieurs heures que le soleil s’était caché derrière les montagnes — et bien plus encore qu’ils suivaient la piste blanche dans la forêt. Ils avançaient l’un derrière l’autre, au cœur du silence, entre les arbres, dans le jour déclinant : cinq silhouettes emmaillotées dans des anoraks remplis de duvet, des capuches et des bonnets, des écharpes et des gants fourrés, glissant sur leurs skis. Traçant leur route. Solitaires dans ce désert blanc. Cela avait été une longue, une très longue journée et ils avaient cessé de parler. Trop fatigués. Ils se contentaient de respirer de plus en plus vite, leurs souffles dessinant des origamis de buée blanche devant leurs bouches.
La vue du refuge les revigora. Sa forme sombre posée dans la clairière enneigée leur donna un ultime coup de fouet.
Des rondins, de l’ardoise, de la pierre, des sapins tout autour : une carte postale du Canada avançant vers eux — même si c’était eux qui avançaient — dans l’obscurité précoce. Gilbert Beltran pensa à Croc-Blanc, à L’Appel de la forêt, à ces lectures d’enfance pleines d’aventures, de grands espaces et de liberté. À dix ans, il avait cru que c’était cela la vie : de l’aventure et de la liberté. Au lieu de quoi, il avait découvert que les marges de manœuvre sont faibles, qu’une fois qu’on a pris telle direction il est presque impossible d’en changer et que tout cela est somme toute bien moins excitant que ça en avait l’air au départ. Il avait passé les cinquante ans et il venait de se séparer de sa petite amie qui en avait vingt-six (ou, plutôt, c’était elle qui venait de le quitter). Une jeune femme des plus dépensières qui, avec les pensions alimentaires qu’il versait à ses trois ex-femmes, l’avait quasiment ruiné et qui lui avait fait savoir avant de claquer la porte qu’il n’était qu’un imbécile. En fait, elle avait été bien plus grossière que cela. Il était proche de l’épuisement, ses muscles le brûlaient, tout comme ses poumons affamés d’oxygène. Il respirait, respirait.
Il était en cure thermale à Saint-Martin-de-Comminges, comme tous les participants à la randonnée, pour soigner une dépression et des troubles du sommeil, et il ne jouissait pas encore d’une forme physique optimale, loin s’en fallait. Il se souvint que, dans les livres et les bandes dessinées de son enfance, les héros — animaux ou humains — étaient tous courageux, droits, honnêtes. Aujourd’hui, il ne voyait que des séries télé ou des films dont les héros étaient veules, menteurs, manipulateurs, cyniques. À la Bourse des valeurs fictionnelles, la droiture, le courage physique, l’élégance morale n’avaient plus la cote.
La voix de la femme derrière lui le tira de ses pensées.
— Je suis morte.
Il se retourna. C’était la blonde. Un joli brin ; saine, sans chichis. Dans les trente-cinq ans. Il se dit qu’il aurait bien aimé l’entendre dire ça au lit. Et pourquoi pas ? Il était un cœur à prendre, après tout. Il allait tenter une approche ce soir. À condition, bien sûr, qu’ils aient assez d’intimité là-dedans.
Il devina que le refuge était plus grand qu’il n’y paraissait. Sur un côté, son toit descendait presque jusqu’au sol, où quatre-vingts centimètres de neige s’étaient accumulés depuis l’automne. De l’autre, il frôlait une haute paroi rocheuse dont le sommet était masqué par les sapins. L’ombre coulait entre eux, pareille à une encre mêlée d’eau ; elle semblait descendre du massif montagneux. La nuit tombait très rapidement à présent, et la masse sombre du refuge qui se détachait sur toute cette grisaille bleutée ne lui paraissait guère plus engageante que les bois eux-mêmes.
Tout à coup, il se sentit comme le petit garçon qui lisait Jack London au fond de son lit. Bon sang, qu’est-ce qui lui prenait de s’apitoyer sur son sort de la sorte ? Qu’est-ce que c’était que ces conneries de lectures d’enfance ?
Leur guide, un jeune homme blond qui avait à peu près l’âge de son ex-copine, ouvrit le refuge et tourna un interrupteur. Aussitôt, une flaque jaune franchit la porte pour se plaquer sur la neige labourée par leurs traces. Les leurs — mais aussi d’autres traces, de raquettes et de pas, récentes et plus profondes : il les voyait faire le tour du refuge, se croiser et se chevaucher. Quelqu’un était venu avant eux. Sans doute mettre en route le groupe électrogène. Ou vérifier qu’il y avait encore de l’électricité, malgré l’épais matelas de neige qui recouvrait les panneaux solaires. Ou bien effectuer de menues réparations avant l’ouverture de la saison d’hiver, quand le refuge n’était pas gardé, comme en été, mais qu’on pouvait tout de même y trouver des matelas et des couvertures, un peu de vaisselle, du bois de chauffage pour le poêle et une radio de secours.
En tout cas, des traces fraîches…
Il regarda autour de lui. S’arrêta sur l’autre type, bizarre — celui qui portait des traces de brûlures autour de la bouche et sur la joue gauche, sous sa capuche toujours rabattue, et qui avait un regard un peu dément. Il avait entendu dire aux thermes que ces brûlures étaient consécutives à une électrocution par une caténaire. Beltran s’était laissé dire qu’il avait passé des semaines d’abord dans un centre pour grands brûlés, puis dans un centre de rééducation spécialisé dans le traitement des cicatrices de brûlures avant d’atterrir ici. En temps normal, il aurait ressenti de la compassion pour quelqu’un dont une partie du visage était défigurée mais il y avait quelque chose chez lui qui vous glaçait le sang presque autant que la nuit d’hiver. Peut-être était-ce ce regard un peu dingue qui s’attardait sur les uns et les autres avec ce qui s’apparentait pour Beltran à de la malveillance pure. Ou cette façon de mater les fesses et les seins des deux filles du groupe, la blonde et la brune, à tout bout de champ ? Ou encore cette autre de lécher ses cigarettes roulées d’une langue un brin obscène en vous regardant droit dans les yeux ?