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— Tout va bien ? lui demanda-t-il.

Elle lui répondit d’un hochement de tête affirmatif, mais son expression disait le contraire.

Emmanuelle Vengud étala son sac de couchage sur le matelas en silence, à l’écart. Il n’y avait pas assez de place sur les couchettes et elle supportait difficilement les odeurs et les ronflements la nuit. Et puis, elle n’avait pas envie de dormir près du visage brûlé. Six jours sur sept, elle était expert-comptable. Elle travaillait à domicile, au calme. C’était sa première cure et sa première randonnée en groupe. Elle avait pensé que tout le monde serait fatigué en arrivant au refuge — trop fatigué pour parler, en vérité — mais ça n’arrêtait pas de bavasser là-dedans. Surtout les trois types.

— Tu dis qu’ils l’ont violée devant son homme ? demanda celui qui était dans la cinquantaine et qui s’appelait Beltran.

— Ouaip, après l’avoir attachée ici.

Le brûlé montra la poutre centrale qui supportait le toit du refuge. Il leur resservit à boire.

— Au poteau de torture, quoi, dit le jeune guide d’un air dégoûté en sifflant son verre comme si c’était de l’eau.

Elle se rapprocha du poêle. Sentit la douce chaleur qui en émanait détendre ses muscles remplis d’acide lactique.

— Et ça s’est passé quand ? voulut savoir Beltran.

— Il y a dix ans.

Le brûlé leur adressa un sourire sadique. Il n’avait pas retiré sa capuche, sans doute pour cacher un cuir chevelu à nu par endroits ou des blessures plus profondes, se dit Beltran.

— Un 10 décembre, exactement.

— On est le 10 décembre, fit remarquer avec un tremblement dans la voix la femme brune aux cheveux courts et au visage bronzé qui s’appelait Corinne.

— Je blague, dit-il en lui décochant un clin d’œil.

Personne ne parut trouver ça drôle et le silence s’installa.

— Comment tu connais cette histoire ? demanda Beltran.

— Tout le monde connaît cette histoire.

— Moi, je la connaissais pas, dit la femme brune, et pourtant je suis du coin.

— Je veux dire parmi les guides, les montagnards. Tu es dentiste.

— S’il faut, je l’ai eue comme patiente… Comment elle s’appelait ?

— J’en sais rien.

— On pourrait pas parler d’autre chose ? intervint brusquement Emmanuelle.

Sa voix exprimait un mélange d’agacement et de quelque chose de plus profond : de la peur. Soudain, un grand bruit se fit entendre au-dessus d’eux, sur le toit. Emmanuelle et les autres sursautèrent et levèrent la tête. Tous sauf le brûlé.

— Qu’est-ce que c’était ? dit-elle.

— Quoi ?

— Me dites pas que vous n’avez pas entendu.

— Entendu quoi ?

— Ce coup sur le toit.

— Sans doute un paquet de neige, répondit le jeune guide.

— Un paquet de neige ne fait pas ce bruit-là.

— Alors, une branche qui a cassé sous le poids de la neige, lança la brune en jetant à la blonde un regard dédaigneux. Qu’est-ce que ça peut foutre ?

Ils se turent un instant. Le vent sifflait contre les bardeaux, dehors ; les flammes chantaient dans le poêle. Emmanuelle visualisa le toit recouvert d’un épais matelas de neige au-dessus de leurs têtes, les branches des sapins au-dessus du toit, les cimes silencieuses et glacées au-dessus des sapins, et les étoiles muettes au-dessus des cimes. Et eux, minuscules, dérisoires, tapis au fond de cette vallée — tels les premiers hommes des cavernes.

— Elle n’a pas seulement été violée, reprit le brûlé dans l’ombre de sa capuche de sa curieuse voix chuintante et sifflante. Ils ont aussi été torturés, elle et son mari. Toute la nuit. Laissés pour morts… C’est un guide qui les a trouvés le lendemain. Un ami à moi.

Emmanuelle vit que les yeux de la femme brune brillaient de curiosité. Et aussi de convoitise pour le jeune guide.

— C’est horrible, dit-elle, mais, dans sa voix, il y avait autre chose — une deuxième strate qui disait au jeune guide : « C’est horriblement excitant de parler de ça ici avec toi, de savoir qu’on va dormir l’un près de l’autre… »

Elle avait dans les quarante-cinq ans, les cheveux coupés suivant un carré court et en bataille, presque une coupe d’homme sur les oreilles, la peau mate et des yeux noisette un peu bridés. Son coude ne cessait de frôler celui du guide, et elle aperçut son pied sous la grande table qui faisait de même. Emmanuelle sentit son visage s’empourprer. Ils n’allaient quand même pas faire ça ici, cette nuit, devant tout le monde !

— Le pire, ajouta le guide, c’est que…

— Ça suffit, merde !

Elle vit les quatre autres se tourner vers elle. Le jeune guide souriait d’un air moqueur.

— Désolée, dit-elle.

— Je crois que tout le monde est fatigué, intervint Beltran. Si on allait se coucher ?

La brune lui lança un regard irrité. Le guide et elle n’avaient pas encore suffisamment flirté.

— Bonne idée, dit l’homme au visage brûlé de sa voix froide et aiguë.

— Je vais m’en fumer une dernière avant de dormir, dit le jeune guide en se levant. Tu viens avec moi ? demanda-t-il carrément à la brune.

Elle hocha la tête en souriant et le suivit. Elle avait bien quinze ans de plus que lui. Salope, pensa Emmanuelle. Le jeune guide ouvrit la porte et, l’espace d’une seconde, tous entendirent le bruit du vent dans les branches des sapins. Puis il referma la porte.

— Ça fout quand même un peu les jetons, son histoire, reconnut la brune une fois dehors.

Il sourit et sortit une cigarette du paquet. Elle tendit la main pour s’en saisir, mais il l’écarta de ses doigts avant de sucer le bout-filtre ostensiblement. Elle sourit à son tour. Elle ne quittait pas des yeux les jolies lèvres du jeune guide, rouges comme un fruit au milieu de sa barbe blonde. Il glissa ensuite la cigarette dans sa bouche à elle, et approcha la flamme vacillante du briquet, sans la lâcher une seconde du regard.

— Matthieu, c’est ça ? demanda-t-elle.

— Yeap.

— Je n’aime pas dormir seule, Matthieu.

Ils étaient très proches, pas aussi proches cependant qu’elle l’aurait voulu, à cause des cigarettes. Elle était divorcée, libre de ses mouvements, et elle ne se privait pas de mettre à profit cette liberté chaque fois que l’occasion s’en présentait.

— Tu es loin d’être seule, répondit-il, tu auras trois mecs autour de toi…

— Je veux dire : seule dans mon sac de couchage…

Ils écartèrent presque simultanément leurs cigarettes, et leurs visages se rapprochèrent. Elle sentit son souffle et son haleine fleurant le vin sur sa figure.

— Tu veux faire ça avec les autres qui pioncent à côté, constata-t-il. C’est ça qui t’excite.

Ce n’était pas une question.

— J’espère surtout qu’il y en aura au moins un qui ne dormira pas, répondit-elle.

— Et si on le faisait là, tout de suite ?

— Trop froid.

Elle plongea ses yeux dans les siens. Son regard : vacant, vide de toute expression ; il envahissait presque tout le champ de vision de la femme brune et pourtant elle vit quelque chose bouger dans les fourrés derrière lui, dans l’angle formé par le cou et l’épaule : une ombre mouvante — et elle tressaillit, son cerveau brutalement déconnecté de leur parade amoureuse.