— Qu’est-ce que c’était ?
— Quoi ? dit-il, alors qu’elle se glissait hors de l’étroit espace entre le mur et lui.
— J’ai vu quelque chose…
Il se retourna à contrecœur, contempla la forêt obscure.
— Il n’y a rien.
— Je suis sûre d’avoir vu quelque chose ! Là, dans les bois.
Sa voix vibrait de panique à présent.
— Je te dis qu’il n’y a rien. Tu auras vu une branche bouger avec le vent, c’est tout.
— Non, c’était autre chose, insista-t-elle.
— Un animal, alors… Merde, à quoi tu joues ?
— Rentrons, dit-elle en jetant son mégot dans la neige.
— Il y a quelqu’un là-dehors, dit-elle.
Ils la regardèrent tous et le jeune guide derrière elle leva les yeux vers le plafond.
— J’ai vu quelqu’un, insista-t-elle de nouveau. Il y avait quelqu’un.
— Des ombres, dit le jeune guide en passant devant elle et en rejoignant les autres. Des ombres dans la forêt, des arbres remués par le vent. Il n’y a personne. Enfin, qui resterait dehors dans la forêt avec un froid pareil ? Et pour quoi faire ? Nous piquer nos iPhone et nos skis ?
— Je suis sûre d’avoir vu quelqu’un, insista-t-elle, contrariée et sans plus aucune envie de flirter avec ce petit con.
— Allons voir, dit Beltran. Il y a des torches ?
Le guide soupira, alla jusqu’à son sac et en sortit deux.
— Allons-y, dit-il.
Les deux hommes se dirigèrent vers la porte.
— J’avais raison, dit le jeune guide. Il n’y a personne.
Les faisceaux de leurs torches dansaient entre les arbres un ballet saccadé, stroboscopique, révélant les profondeurs inquiétantes de la forêt. La nuit, au bout, était sans fond. La nuit, comme la neige, nivelle tout, absorbe, dissimule.
— Il y a des traces, là. Elles ont l’air récentes.
À contrecœur, le jeune guide s’approcha. Effectivement, il y avait des traces de pas, profondes, à l’orée de la forêt. À quelques mètres du refuge, là où la neige était la plus épaisse, là où la brune avait cru voir quelque chose. La neige scintillait dans le faisceau de leurs torches.
— Et alors ? Quelqu’un est passé par ici. Si ça se trouve, ces traces datent d’hier. Avec ce froid, rien ne bouge, elles ne sont peut-être pas si récentes que ça.
Beltran regarda le guide en tiquant. Il n’aimait pas ça, mais le jeune homme avait sans doute raison. Et puis, qu’est-ce que ça pouvait bien foutre ? Est-ce qu’il y avait des habitations pas très loin, une ferme ? Des traces dans la forêt : et après ? Sans l’histoire racontée par l’autre dingo, ils ne seraient pas tous en train de se faire des films.
— Bon, on y va ? demanda le jeune guide.
Beltran opina.
— Ouais, rentrons.
— On n’a rien vu, OK ? Pas de traces. Nul besoin d’affoler les autres.
18.
Émois
Kirsten réintégra sa chambre d’hôtel peu avant minuit. Elle fila sous la douche, se savonna longuement sous le jet bouillant en insistant sur les parties intimes. Martin l’avait laissée dans le centre-ville avant de rentrer chez lui, car elle lui avait expliqué qu’elle avait besoin de prendre l’air.
Elle revit l’étudiant dans ce bar de la place Saint-Georges. Tandis qu’elle buvait seule, assise à une table ronde dans un coin, un kamikaze — vodka, triple sec, sweet & sour —, il l’avait longuement regardée, assis au milieu des autres. Non, pas regardée : couvée, convoitée, visée, dévorée des yeux, avec une sorte d’avidité frémissante et juvénile. Elle avait fini par lui retourner son regard. Il lui avait souri. Elle n’avait pas souri en retour, mais elle n’avait pas détourné le regard non plus. Il s’était alors détaché de sa bande de potes pour s’approcher d’elle entre les tables. Il ne semblait pas intimidé par son abord froid et austère qui, en général, dissuadait les hommes.
Il avait prononcé quelques mots en français, avec un sourire qu’il devait croire irrésistible — et, de fait, qui n’était pas loin de l’être.
— Je ne parle pas français, avait-elle répondu.
Il était aussitôt passé à un anglais plutôt scolaire teinté d’accent du Sud-Ouest.
— Vous attendez quelqu’un ?
— Non.
— Alors, c’est moi que vous attendiez.
Elle s’était efforcée de sourire à cette tentative plutôt minable.
— Who knows ? avait-elle-même dit, encourageante — et elle avait aussitôt vu une lueur s’allumer dans ses yeux.
Il avait un air d’innocence, un visage à peine sorti de l’enfance, mais la lueur sombre qui était alors passée dans ses pupilles chantait une tout autre chanson. Il avait montré la chaise vide.
— Je peux m’asseoir ?
Une heure plus tard, elle savait tout de lui. Et elle commençait déjà à le trouver ennuyeux. Il préparait un master of science — si elle avait bien pigé son anglais approximatif — à l’ISAE, l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace de Toulouse. Il voulait travailler sur les lanceurs de satellites ou quelque chose comme ça. Il était intarissable sur son futur métier et, pendant un moment, elle avait feint d’être intéressée, puis elle avait renoncé. Elle avait sorti son iPhone 6 et consulté ses messages pendant qu’il parlait.
— Ben quoi, je vous ennuie ?
— Un peu.
Il avait blêmi. Et elle avait lu dans ses yeux qu’il avait été sur le point d’être désagréable. Qu’il n’était pas forcément si gentil que cela. Elle avait alors frôlé sa cheville de la pointe de sa chaussure, sous la table. S’était penchée vers lui. Il l’avait imitée. Leurs visages à quelques centimètres l’un de l’autre. Elle avait plongé son regard dans le sien.
— J’ai envie d’autre chose.
Elle avait aussitôt vu l’effet physiologique à la dilatation de ses pupilles, deviné l’accélération de son rythme cardiaque, l’augmentation de sa pression artérielle. La pointe de sa chaussure s’était glissée entre le bas de son jean et sa jambe et elle avait presque visualisé l’afflux sanguin vers la zone génitale au moment où son visage juvénile s’empourprait.
— On change d’endroit si vous voulez, avait-il dit.
Une façon élégante de demander : « Chez toi ou chez moi ? »
— Non, avait-elle répondu. Ici. C’est bien.
Du menton et du regard, elle lui avait montré la porte des toilettes, dans le fond. Puis elle s’était levée. Elle l’avait attendu dans le minuscule espace entre les toilettes « hommes » et « femmes », les reins appuyés contre l’unique lavabo de céramique blanche, et il s’était jeté sur elle dès qu’il avait franchi la porte. Ses mains trop fébriles et directes entre ses cuisses, sous la robe. Fini la politesse. Elle n’était plus qu’un objet de plaisir et il était bien décidé à trouver le sien à travers elle. Elle les avait laissées aller partout où elles voulaient et elle avait senti son vagin se lubrifier. Il l’avait prise debout, dans un des cabinets, ses mains à elle à plat contre la cloison, au-dessus de la lunette des W.-C., après qu’elle l’eut aidé à enfiler son préservatif. Pas de fioritures, il l’avait pénétrée violemment, se hâtant de prendre son plaisir. Elle avait eu à peine conscience du gémissement qui montait du fond de sa gorge, de ses hoquets et de ses ongles griffant le bois à tel point qu’une écharde s’était plantée dans son index gauche, sous l’ongle. Elle avait joui très vite. Lui aussi. L’avait embrassé, remercié et était ressortie dans la nuit pluvieuse.