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En ressortant de la douche, elle récupéra son téléphone qu’elle avait branché sur le chargeur et retourna s’asseoir sur le siège des W.-C.

— Salut Kasper, dit-elle quand on eut répondu à l’autre bout.

— Alors, où vous en êtes ? demanda le flic de Bergen.

Servaz fumait une cigarette au pied de son immeuble, place Victor-Hugo, après avoir déposé Kirsten dans le centre. En levant la tête, il pouvait voir son propre balcon et son living éclairé et, de temps à autre, une silhouette qui passait derrière la baie vitrée : Margot. Elle l’attendait. Elle préparait le repas. La nuit au-dessus des toits était sans nuages et, dans son dos, il sentait la présence qui lui avait toujours paru un brin inquiétante du marché Victor-Hugo fermé jusqu’au lendemain et des quatre étages de parking déserts au-dessus. C’était la vue qu’il avait depuis chez lui : des rangées de voitures comme des animaux endormis.

Il fumait et pensait à Gustav.

Il repensait à la phrase de la directrice d’école : « Qu’est-ce qui vous lie à cet enfant ? » Et à ce doute effroyable, cette horrible appréhension qui lui était venue dans la voiture et qui depuis poursuivait secrètement son travail de sape : et si Marianne était tombée enceinte avant d’être kidnappée par le Suisse ? Non, impossible. Il ne pouvait cependant pas s’empêcher de ressortir la photo et de contempler le visage du gamin à tout bout de champ. Il préférait ne pas compter combien de fois il avait fait ce geste aujourd’hui, car il aurait alors compris qu’il était au bord d’une sorte de folie. Que cherchait-il dans ces traits ? Une ressemblance ou, à l’inverse, l’absence de celle-ci, la preuve que c’était bien Hirtmann le père ?

Il avait le cliché dans sa main, à cet instant précis, et, malgré le faible éclairage de la place, il regardait le gamin qui le regardait en retour quand son téléphone bourdonna au fond de son pantalon. Il regarda l’écran illuminé : le numéro lui était inconnu — non répertorié.

— Allô ?

— Ce cœur, comment va-t-il ?

Il sursauta, regarda autour de lui la place déserte, les trottoirs vides. Personne à l’horizon — avec ou sans téléphone.

— Pardon ?

— Une sacrée nuit que cette nuit-là, hein, Martin ? Sur ce wagon…

Il connaissait cette voix, il l’avait déjà entendue.

— Qui est à l’appareil ?

Un deux-roues passa, sa pétarade couvrit la voix au téléphone, si bien qu’il ne fut pas tout à fait sûr de ce qu’il avait entendu :

— … bien failli griller tous les deux

— Jensen ?

— À cause de toi, je ressemble à Freddy Krueger, putain. J’ai la gueule de l’emploi maintenant, pas de doute.

Servaz retint son souffle et prêta l’oreille.

— Jensen ? Où es-tu ? On m’a dit que tu suivais une cure, que…

— Exact. Dernière étape de ma rééducation. Saint-Martin-de-Comminges, ça te parle ? Je t’y ai vu aujourd’hui, mon ami. Entrer et sortir de la mairie…

La silhouette dans le square, en manteau noir, le visage levé, que contournaient les passants… Pourtant, l’homme lui avait paru grand alors que Jensen était petit.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Une seconde de silence.

— Je veux qu’on parle.

Servaz résista à l’envie de raccrocher. Qu’il aille au diable. Il devait se tenir éloigné de ce type. À tout prix. Il avait été blanchi, légitime défense, mais il était sûr que les bœufs continuaient de renifler de son côté, qu’ils attendaient un faux pas. Il s’enfonça dans l’ombre de la galerie qui courait autour du marché, comme s’il voulait échapper à d’éventuels regards.

— De quoi ?

— Tu le sais.

Il ferma les yeux, serra les mâchoires. C’était du bluff. Jensen voulait le piéger, l’accuser de harcèlement.

— Désolé, mais j’ai autre chose à faire.

— Ta fille, je sais…

Cette fois, il eut l’impression qu’une chaleur familière irradiait de son plexus : la colère.

— Qu’est-ce que tu as dit ?

— Il faut combien de temps pour être à Saint-Martin ? Je t’attendrai devant les thermes, à minuit. À tout à l’heure, amigo.

Un bref silence.

— Et le bonsoir à ta fille.

Il regarda son portable avec l’envie de le fracasser contre le mur de béton du marché. Jensen avait raccroché.

Il fit le trajet beaucoup trop vite. L’autoroute était déserte à part quelques poids lourds dont les feux arrière se rapprochaient trop rapidement. Il les dépassait sans quitter la voie de gauche, filant à plus de trente kilomètres au-dessus de la vitesse autorisée, la rage au ventre.

Il songea qu’il devrait sans doute faire un rapport. Que mettrait-il dedans ? Qu’il n’avait pas eu le choix parce que Jensen avait parlé de sa fille ? Aucun bœuf-carotte ne voudrait entendre un tel argument. Il n’avait pas à aller là-bas, diraient-ils. Il aurait dû prévenir sa hiérarchie et surtout ne pas agir seul. Ben voyons… Qu’allait-il se passer à présent ? Que lui voulait Jensen ?

Dès qu’il quitta l’autoroute, il se retrouva plongé dans la campagne noire et lugubre, là où le lien entre les individus se distendait, où la lune était bien souvent la seule clarté visible. Puis la nuit des montagnes l’engloutit. Il remonta la même vallée ample que précédemment, comme s’il filait entre de grands temples en ruines, écrasé par cette double présence : celle de la nuit et celle des montagnes.

Les rues de Saint-Martin étaient désertes quand il y entra. Pas âme qui vive sur les trottoirs, fenêtres noires à quelques rares exceptions près. Le centre-ville dormait du sommeil lourd, plein de secrets et de rêves des petites villes de province. Il remonta les allées d’Étigny, longeant les terrasses éteintes des cafés et les rideaux de fer baissés des commerces en direction des thermes, tout au bout. Il y avait dans ce sommeil provincial quelque chose qui était comme un avant-goût de la mort. Mais celle-ci ne lui faisait plus peur désormais. Il l’avait regardée en face.

Il se gara à l’entrée de la vaste esplanade. Personne en vue. Sur sa gauche, les arbres et les buissons noirs du jardin public, où quelqu’un pouvait aisément se cacher ; sur sa droite, la colonnade d’inspiration vaguement gréco-romaine des thermes, avec la montagne en arrière-plan ; dans le fond, la nouvelle aile, tout en verre, parallélépipédique, dont les vitres brillaient sous la lune.

Tout à coup, il eut envie de s’enfuir. Il ne voulait pas être là. Il ne voulait pas parler à Jensen sans témoin. C’était une très mauvaise idée.

« Le bonsoir à ta fille. »

Il descendit.

Ferma sa portière aussi doucement que possible. Tout était silencieux. Il s’attendait à voir Jensen émerger de derrière une colonne. S’il s’était trouvé dans un film, cela se serait passé ainsi. Il se serait avancé, silhouette inquiétante mise en valeur par le contre-jour savant d’un éclairagiste. Au lieu de ça, il scruta les buissons et les ombres du jardin public, à l’opposé. Le vent était tombé et les branches nues des arbres aussi inertes que les membres d’un squelette.

Il s’avança sur l’esplanade, se retourna pour observer la longue perspective derrière lui qui, en plein jour, était le cœur vivant de la ville mais qui, à cette heure, évoquait un décor abandonné par l’équipe de tournage sur un plateau de cinéma.