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Il se concentra sur l’argent — il en avait besoin, un besoin urgent, il ne pouvait se permettre de jouer les jeunes filles effarouchées — et composa le numéro, le ventre noué.

19.

Bang

Dans le refuge, elle fut réveillée par leurs halètements et leurs soupirs.

Elle avait mal au crâne, l’impression que tout tournait autour d’elle à une vitesse folle, bien qu’il régnât une obscurité presque totale. De nouveau, les halètements et les soupirs, dans le noir. Probablement la brune et ce connard de guide. Elle avait vu leur manège avant qu’ils sortent fumer. À la réflexion, les halètements émanaient d’une seule personne : un homme. L’autre demeurait silencieuse. Et ils étaient tout proches, à peine à quelques centimètres d’elle.

Tout à coup, elle eut peur. Envie de hurler. Mais pour qui la prendrait-on si elle réveillait tout le refuge pour rien ? Et puis, les halètements avaient brusquement cessé. Elle n’entendait plus rien, à part le bourdonnement du sang dans ses oreilles.

Est-ce qu’elle avait rêvé ?

Plus tard, Emmanuelle crut distinguer un autre bruit. Malgré sa fatigue — et à cause de la peur — elle n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il faisait noir, mais elle était sûre que quelqu’un bougeait là-bas, du côté de la cuisine. Quelqu’un qui se déplaçait sans bruit ou presque, furtivement, comme un voleur…

Pour ne pas les réveiller ou pour une tout autre raison ? Elle sentit son pouls s’accélérer. Il y avait quelque chose dans la façon de bouger de l’ombre qui la paralysait, la collait à son matelas. Comme si elle pouvait percevoir les ondes négatives qui en émanaient. Quelque chose de cauteleux, de dissimulé : d’hostile… Elle déglutit, se rendit compte que son estomac faisait des nœuds. Elle pensa au bruit qu’ils avaient entendu la veille au soir, à la brune persuadée d’avoir vu quelqu’un dehors. Elle s’enfonça un peu plus dans le matelas. En se disant qu’au réveil cette réaction lui paraîtrait ridicule, irrationnelle, infantile — imputable aux fantasmes de la nuit. Mais, pour autant, cela ne la rassura pas. Au contraire. Elle aurait voulu disparaître, ou réveiller les autres… Mais elle était incapable d’émettre le moindre son. Car, à présent, elle distinguait parfaitement l’ombre dans la grisaille — et l’ombre venait vers elle

La main se plaqua sur sa bouche en même temps que quelque chose de pointu s’enfonçait dans son cou.

— Chut.

Elle renifla l’odeur métallique, âcre, de la main qui la bâillonnait. L’associa, bizarrement, à l’odeur d’un tuyau en cuivre : elle avait réparé elle-même la vieille tuyauterie de sa maison, elle connaissait cette odeur. Puis elle comprit que c’était l’odeur du sang qu’elle sentait, et qu’elle l’avait dans les narines : comme souvent quand elle était en proie à une émotion violente, elle saignait du nez.

La voix dans son oreille — mais encore plus chuintante, plus sifflante que précédemment :

— Si tu cries, si tu essaies de te débattre, je te tue. Et après je tue tous les autres.

Comme pour l’en convaincre, la pointe s’enfonça un peu plus dans son cou et elle ressentit la morsure de la lame. Elle eut l’impression qu’on posait une grosse dalle sur sa poitrine, qui l’empêchait de respirer. Elle entendit la fermeture du sac de couchage qu’on ouvrait, dans le noir.

— Tu vas sortir de là sans faire de bruit et te lever…

Elle essaya, elle voulut — mais ses jambes tremblaient tellement qu’elle trébucha et cogna son genou contre le banc de bois. Elle émit une petite plainte, un couinement. Aussitôt, il la rattrapa au vol et sa poigne broya son bras maigre à travers le pyjama.

— Tu te calmes, maintenant ! gronda-t-il à voix basse. Sinon tu vas crever !

Elle le voyait à présent assez distinctement dans la pénombre, sa silhouette toujours encapuchonnée. Il n’avait même pas dû se déshabiller, juste attendre que les autres dorment. Des ronflements s’élevaient des couchettes. Sous ses pieds nus le sol du refuge était glacé. Il la tenait par le bras.

— Allons-y.

Elle savait où ils allaient : dehors. Là où il pourrait la violer sans crainte d’être dérangé. Et après, est-ce qu’il allait la tuer ? C’était le moment de faire quelque chose. Il dut sentir sa résistance, car la lame s’enfonça de nouveau sur le côté gauche de son cou.

— Au moindre geste, au moindre cri, je t’égorge.

Elle songea, l’espace d’un instant, qu’elle était comme cette gazelle ou cet éléphanteau que les fauves réussissent à isoler du reste du groupe. Ne jamais sortir du cercle. Le froid extérieur traversa son pyjama d’hiver. Ses orteils se recroquevillèrent quand ses pieds s’enfoncèrent dans la neige et elle trembla encore plus violemment. Elle ne s’était jamais sentie aussi seule.

— Pourquoi vous faites ça ? demanda-t-elle.

Elle eut conscience de son ton plaintif, pleurnichard. Elle avait besoin de parler, de l’arrêter, peut-être, si elle parvenait à lui faire entendre raison…

— Pourquoi ? Pourquoi ?

— Ta gueule !

À présent qu’ils étaient dehors et que le vent chargé de flocons hurlait autour d’eux, il ne se gênait plus pour élever la voix.

— Ne faites pas ça ! Je vous en prie ! Je vous en supplie ! Ne me faites pas de mal !

— Tu vas la fermer !

— Je vous donnerai de l’argent, je dirai rien… Je veux bien vous…

Elle ne savait plus ce qu’elle racontait, un flot de paroles incohérentes, désordonnées.

— Tais-toi, merde !

Elle reçut un coup de poing au ventre qui lui coupa le souffle et elle tomba à genoux dans la neige, les poumons vidés. La bile remonta dans sa gorge puis redescendit, son abdomen la brûlait. Soudain, elle sentit qu’on la tirait par les pieds et elle tomba en arrière. L’arrière de son crâne heurta le mur de pierre du refuge et elle vit trente-six chandelles, se retrouva allongée sur le dos, ses fesses traçant un sillon dans la neige. Aussitôt l’homme fut sur elle. Elle sentit qu’il cherchait fébrilement à descendre le pantalon de son pyjama sur ses jambes et que la neige lui rentrait dans les fesses. Elle voyait ses yeux de bête fauve luire dans l’ombre de sa capuche, il avait mauvaise haleine et elle eut un haut-le-cœur. D’une main il appuyait la pointe froide du couteau sur sa gorge, lui bloquant presque la respiration ; de l’autre, il commença à se défaire.

Derrière lui, les bois étaient noirs mais ils bougeaient dans le vent.

Quand elle sentit la main de l’homme entre ses cuisses, elle se débattit, fit : « non, non, non, non ! » mais la pointe de la lame s’enfonça un peu plus, lui coupant à la fois le sifflet et la respiration. Elle demeura la bouche ouverte — et le type allait se pencher pour l’embrasser quand quelque chose se passa derrière lui. Tout d’abord elle n’aurait su dire ce que c’était, sinon que cela lui fit encore plus peur que le brûlé lui-même. Son œil perçut une ombre noire qui se détachait des autres ombres pour fondre sur eux, elle traversa l’espace qui les séparait des bois et grandit à une vitesse hallucinante. Son agresseur ne vit rien venir, ne comprit rien à ce qui se passait, n’eut pas le temps de réfléchir, encore moins de l’embrasser. L’ombre surgie des bois se jeta sur lui et se coucha presque sur son dos — comme si elle voulait à son tour le violer —, et elle vit une main gantée de noir avec, dans le prolongement de cette main, une arme dont le canon s’appuya sur la tempe droite du brûlé.