Pour ses trois ans, il avait lui-même découvert, au bord de l’extase, qu’elle avait l’oreille absolue. Anna avait ensuite montré des dispositions incroyablement précoces pour le piano, jouant, composant et improvisant dès le plus jeune âge. À quinze ans, elle intégrait le Mozarteum de Salzbourg. Salzbourg… une ville dans laquelle il n’avait plus mis les pieds depuis des décennies. Ville maudite, ville vénale, ville criminelle. C’était sans doute dans les rues de Salzbourg qu’Hirtmann l’avait repérée. Comment s’y était-il pris pour l’approcher ? À travers la musique probablement : Zehetmayer avait découvert un jour avec stupeur que le Suisse était comme lui admirateur de Mahler.
Ce qui s’était passé ensuite nul ne le savait, mais le directeur d’orchestre l’avait imaginé des milliers de fois : on avait découvert un journal intime dans lequel Anna parlait de ce « mystérieux inconnu » avec qui elle avait « un rendez-vous secret pour la troisième fois ». Elle se demandait si elle était « en train de tomber amoureuse », si c’était « folie à cause de leur différence d’âge ». Se demandait aussi pourquoi il ne l’avait encore « ni touchée ni embrassée ». Dix-sept ans, elle avait dix-sept ans… Un avenir tout tracé. Elle avait disparu quelques jours plus tard.
Là-dessus, on avait retrouvé le cadavre au bout d’un interminable mois, au creux d’un fourré, à portée de baskets d’un sentier de randonnée qui surplombait la ville. Nu. Et Zehetmayer avait bien failli devenir fou quand il avait appris le nombre et la nature des sévices qu’elle avait subis. Il avait maudit Dieu, Salzbourg, l’humanité, insulté policiers et journalistes, frappé l’un d’eux qui avait osé le questionner sur sa douleur, avait été tenté de se donner la mort. Celle d’Anna avait aussi séparé les époux, détruit son mariage — mais quelle importance à côté de la perte de l’être qui lui était le plus cher au monde ? Quand il avait appris l’identité de celui qui avait fait ça — ainsi qu’à des dizaines d’autres victimes —, il avait eu enfin quelqu’un contre qui tourner son courroux.
Il n’aurait jamais cru qu’on pouvait haïr autant. Que la haine fût un sentiment plus pur que l’amour, la littérature n’a cessé de nous en pénétrer depuis Caïn et Abel. Sans la musique il se serait perdu, songea-t-il en écoutant les dernières mesures du troisième Nocturne. Mais même elle n’avait pas réussi à éteindre la folie en train d’éclore comme une fleur empoisonnée, cette fureur digne de l’Ancien Testament, ce désir de vengeance shakespearien. Zehetmayer était un être arrogant, têtu et rancunier. Une fois sa femme emportée par le cancer, dans la solitude de sa tour d’ivoire, sa folie avait trouvé un terrain pour prospérer. Jusqu’à sa rencontre avec Wieser toutefois, il n’avait jamais envisagé qu’elle pût se traduire en actes.
Et voilà que l’espoir venait de renaître sous les traits d’un enfant. Il se leva, car les dernières notes s’éteignaient dans les deux enceintes sphériques et blanches disposées de part et d’autre de la pièce, seul élément futuriste qui jurait avec le reste du mobilier. Tandis qu’il s’approchait de sa chaîne hi-fi française ultra haut de gamme, il ressentit une violente douleur au ventre et s’immobilisa un instant en faisant la grimace.
Cet après-midi, il avait de nouveau trouvé du sang dans ses selles. Jusque-là cependant, il n’en avait rien dit à l’infirmière. Il n’était pas question qu’il se retrouve coincé pendant des semaines à l’hôpital, comme la dernière fois. Il éteignit l’appareil, puis les lumières, et enfila le long couloir vers sa chambre, tout au fond. Alors qu’en public il se montrait toujours vigoureux et plein d’allant, dans l’intimité de son palais il traînait un peu des pieds sur le parquet étoiles. En se glissant au fond de son lit, soudain ramené à la fragilité d’un simple mortel, il se demanda si ce même cancer qui avait emporté Anna-Christina et qui revenait le chercher, lui, Zehetmayer, lui laisserait le temps de savourer sa vengeance.
Kirsten Nigaard faisait du lèche-vitrines dans le centre pour tuer le temps lorsqu’elle surprit une nouvelle fois la silhouette dans le reflet. Était-ce la quatrième ou bien la cinquième fois ? Le type à lunettes… Avec sa mèche enfantine qui lui tombait sur les yeux. Il lui tournait le dos et faisait semblant de s’intéresser à une autre vitrine mais elle n’était pas dupe : par intervalles, il se retournait pour jeter un coup d’œil dans sa direction.
Martin lui avait-il mis un flic dans les pattes pour veiller sur elle ? Il lui en aurait parlé. Et le type ne ressemblait pas à un flic. À un pervers, ça oui, en revanche. Ses petits yeux ne cessaient de naviguer derrière les verres épais de ses lunettes, semblables à ceux d’un de ces personnages : les Minions. Elle sourit. Oui, c’était exactement à ça qu’il lui faisait penser. Elle était suivie par un Minion.
Kirsten reprit sa marche le long de la rue pavée bordée de magasins.
Jeta un bref coup d’œil en passant à une autre vitrine. Le vit dans le reflet : à moins de dix mètres derrière elle, il avait lui aussi repris sa progression. La nuit était tombée sur Toulouse, mais les rues du centre étaient encore noires de monde. Elle n’en éprouva pas moins un frisson désagréable. D’expérience, elle savait qu’une foule n’est qu’une maigre protection contre un viol ou une agression. Et puis, tôt ou tard la foule se tarirait et les rues se videraient. Avait-il jeté son dévolu sur elle au hasard ou s’agissait-il d’autre chose ?
Un prédateur sexuel ? Un timide maladif ? Ou bien… Il y avait une autre hypothèse, mais non : c’était impossible.
Elle déboucha place Wilson, se dirigea vers l’une des terrasses. S’assit à une table et fit signe au serveur. Pendant une minute, elle chercha le type des yeux et crut qu’il s’était évanoui. Puis elle le repéra. Assis sur l’un des bancs au centre du square, près de la fontaine. Seule sa tête dépassait par-dessus les haies qui encerclaient le square. On aurait dit que quelqu’un l’avait décapité et avait posé sa tête sur un buisson. Un fluide glacé la parcourut. La première fois qu’elle avait repéré sa présence, c’était alors qu’elle déjeunait place Saint-Georges. Il était assis trois tables plus loin, mordait dans un énorme cheese burger sans la quitter des yeux.
Elle détourna un instant le regard quand le serveur lui apporta son Coca Zero. Le chercha des yeux aussitôt après. Elle scruta l’endroit où elle l’avait aperçu mais il n’y était plus. Son regard balaya la place dans tous les sens. Évaporé. Une sensation aussi désagréable qu’une bouffée d’ammoniac fit se tendre chacun de ses muscles. Elle maudit Servaz qui lui avait fait faux bond et l’avait appelée en disant qu’il ne pourrait dîner avec elle ce soir mais qu’il serait là le lendemain pour lui dire au revoir. Elle sentit une tristesse inhabituelle l’envahir. Elle allait rentrer en taxi et elle demanderait au chauffeur d’attendre qu’elle eût disparu dans son hôtel. Elle n’avait aucune envie de rentrer à pied par une nuit pareille avec cette ombre dans son dos.
Roxane Varin n’en croyait pas ses yeux en fixant la lettre à en-tête officiel dépliée sur son bureau. Contre toute attente, la recherche de scolarité lancée auprès de la direction académique avait fait réagir un établissement : l’école élémentaire de L’Hospitalet-en-Comminges. Le directeur affirmait que Gustav était scolarisé chez eux. Il y avait un numéro de téléphone. Roxane décrocha le sien.