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— Jean-Paul Rossignol, dit l’homme au bout du fil.

— Roxane Varin, Brigade des mineurs de Toulouse. J’appelle au sujet de cet enfant : Gustav. Vous êtes bien sûr qu’il est inscrit dans votre école ?

— Évidemment que j’en suis sûr. Qu’est-ce qui se passe avec cet enfant ?

— Pas au téléphone. On vous expliquera… La recherche de scolarité, qui d’autre l’a vue à part vous ?

— Le professeur de Gustav.

— Écoutez : surtout n’en parlez à personne d’autre. Et passez la consigne à son professeur. C’est très important.

— Est-ce que vous ne pourriez pas m’en… ?

— Plus tard, répondit Roxane en raccrochant.

Elle composa un autre numéro mais n’obtint qu’un répondeur. Nom de Dieu, où es-tu Martin ?

— La Norvège, j’ai toujours rêvé d’y aller, dit le type assis à sa table depuis trois minutes.

Kirsten lui adressa un sourire modéré. La quarantaine, en costume-cravate, et marié — comme l’attestait son alliance. Il lui avait d’abord adressé la parole depuis la table voisine avant de demander la permission d’apporter sa bière et de s’asseoir à la sienne.

— Les fjords, les Vikings, le triathlon, tout ça, quoi…

Cette fois, elle se retint pour ne pas lui demander s’ils mangeaient vraiment des grenouilles et des fromages moisis dans ce pays. Si la grève y était bien un sport national. Et s’ils étaient véritablement tous nuls en langues vivantes. À part ça, il avait un physique intéressant, pas banal mais intéressant. Elle pourrait peut-être faire d’une pierre deux coups : le ramener à son hôtel et dissuader Monsieur « Minion » de s’en prendre à elle. Oui, mais quand même… Le physique n’était pas tout, même pour une nuit… Et puis, c’était un autre Français qui hantait ses pensées depuis un certain temps déjà.

Elle était sacrément perplexe sur la conduite à tenir quand son téléphone bourdonna sur la table. Elle surprit le regard agacé du Frenchie. Tiens, tiens, Monsieur « le-roi-des-clichés-sur-la-Norvège » n’aimait ni la concurrence ni les contretemps.

— Kirsten, dit-elle.

— Kirsten, c’est Roxane, dit Roxane Varin dans un anglais approximatif. Tu sais où est Martin ? J’ai retrouvé Gustav !

— What ?

La lune — qui auparavant dardait ses rayons froids sur le squelette de l’édifice — avait à présent disparu derrière les nuages et il s’était remis à neiger. Au fil des minutes, le nombre des flocons qui descendaient en tourbillonnant entre les murailles de l’ex-Institut Wargnier ne cessait d’augmenter. Ils voletaient au milieu des grandes coursives éventrées en bataillons désordonnés, anarchiques, comme s’ils ne savaient pas où se poser. Des moignons d’escalier, des huisseries métalliques carbonisées et déformées par l’incendie, d’anciennes salles désormais ouvertes à tous les vents et ensevelies sous la neige… Xavier n’avait visiblement rien oublié de la topographie. Il s’orientait dans ce labyrinthe sans difficulté.

— Je crois que je l’ai vu, dit-il soudain alors qu’ils avançaient entre deux hauts murs.

— Pardon ?

— Hirtmann. Je crois que je l’ai vu un jour.

Servaz s’arrêta de marcher.

— Où ça ?

— À Vienne, il y a presque deux ans. En 2015. À l’occasion du 23e Congrès européen de psychiatrie : plus de mille délégués appartenant à l’EPA, l’European Psychiatric Association. L’association revendique plus de soixante-dix mille membres.

Vienne… Servaz avait la photo au fond de sa poche : celle où Gustav apparaissait devant l’un des paysages les plus célèbres d’Autriche.

— Je ne savais pas qu’il y avait autant de psychiatres en Europe, dit-il, tandis que le vent chargé de neige mugissait de plus en plus fort au milieu des ruines.

Il releva le col de son manteau, le vent glacial lui mordait la nuque.

— C’est que la folie est partout, Martin. Je dirais même que c’est elle qui gouverne le monde, qu’en dis-tu ? On essaie de rationaliser, de comprendre — mais il n’y a rien à comprendre : le monde est chaque jour plus fou. Bref, avec plus de mille délégués venus de toute l’Europe, pas difficile de passer inaperçu.

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

— Parce que j’ai longtemps cru que j’avais tout imaginé. Que je m’étais fait un film. Mais plus j’y repense, plus je crois que c’était lui. Et j’y repense souvent…

— Raconte.

Xavier fit demi-tour et ils mirent leurs pas dans leurs propres traces, enjambant des tas de gravats et des poutres métalliques tombées au sol. Les flocons se déposaient comme des pellicules sur leurs épaules.

— J’assistais à une des conférences quand un type m’a demandé s’il pouvait s’asseoir à côté de moi. Il s’est présenté, il s’appelait Hasanovic. Il était très sympa et, rapidement, nous avons échangé quelques plaisanteries en anglais parce que la conférence était passablement ennuyeuse et le conférencier mauvais. Il m’a alors proposé d’aller boire un café à la buvette.

Xavier attendit d’être passé de l’autre côté d’un tas de décombres pour poursuivre.

— Il m’a dit alors qu’il était psychiatre à Sarajevo. Vingt ans après la fin de la guerre de Bosnie, il traitait encore des syndromes post-traumatiques très graves. Selon lui, plus de 15 % de la population bosniaque présentait ces syndromes et cela pouvait atteindre presque la moitié des habitants dans certaines villes assiégées pendant la guerre. À Sarajevo, l’association à laquelle il appartenait proposait des thérapies de groupe.

— Et tu penses que ce gars était Hirtmann ? Il ressemblait à quoi ?

— Il avait la taille et l’âge requis. Il était méconnaissable, bien sûr. La couleur des yeux, la forme du visage, du nez, l’implantation des cheveux — même la voix. Et il portait des lunettes.

Servaz s’était arrêté. Il essayait de contrôler les émotions qui l’agitaient.

— Il avait pris du poids ? En avait perdu ?

— De ce point de vue-là, je dirais qu’il avait à peu près la même corpulence. Le soir, nous nous sommes retrouvés à une réception. Il était accompagné d’une très belle femme, très classe, avec une robe qui faisait se retourner toutes les têtes. Nous avons continué à discuter de notre métier et, quand je lui ai avoué que j’avais dirigé l’Institut Wargnier, il a tout de suite montré un intérêt des plus vifs : il faut dire qu’avec tout ce qui s’est passé, l’Institut est presque devenu une légende dans la communauté psychiatrique… Il m’a dit que le sujet l’avait fasciné pendant longtemps et qu’il avait reconnu mon nom, mais qu’il ne savait pas si j’aurais envie d’en parler, alors il s’était abstenu de l’évoquer…

Une légende… Pas seulement chez les psys, songea Servaz. Mais il ne dit rien.

— Il m’a posé un tas de questions. Sur les traitements, les pensionnaires, la sécurité, ce qui s’était passé à la fin… Et puis, on en est venus à parler d’Hirtmann, bien sûr…

La voix de Xavier s’était faite plus ténue. La lueur de sa torche dansait sur les murs. Leurs semelles produisaient des craquements sourds en écrasant les monticules et Servaz vit que Xavier avait le bas de son pantalon tout blanc. Ils approchaient de la sortie.