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— Et, au bout d’un moment, j’ai réalisé qu’il en savait énormément sur le sujet, tant sur ce qui s’était passé ici que sur le Suisse lui-même. Il ne se contentait pas de poser des questions, il avait des opinions bien arrêtées et des connaissances étonnantes. Certains détails en particulier ont attiré mon attention. Je ne me souvenais pas que la presse en eût parlé.

— Quels détails ?

— Par exemple, il connaissait la vue qu’Hirtmann avait depuis la fenêtre de sa cellule à l’Institut.

— Ça a pu sortir dans la presse…

— Tu crois ? Où ça ? Et l’info serait parvenue jusqu’à un psychiatre bosniaque ?

— C’est tout ?

— Non. Il m’a parlé avec insistance de ce grand sapin dont le Suisse voyait la cime depuis sa fenêtre, de la symbolique de l’arbre en général, « qui relie les trois niveaux du Cosmos : le souterrain, dans lequel il plonge ses racines, la surface et le ciel », de l’arbre de vie et de l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans la Bible, de l’arbre sous lequel Bouddha atteignit l’illumination et aussi de l’arbre de mort dans la Kabbale. Il était très pointu sur toutes ces questions de symboles.

— Et alors ?

— C’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’Hirtmann m’avait un jour parlé de tout ça quasiment dans les mêmes termes…

Servaz s’arrêta une fois de plus. Il frissonna — peut-être de froid.

— Tu en es sûr ?

— Sur le moment j’en ai été sûr, oui. Ça m’a flanqué un choc. Et j’ai bien vu qu’Hasanovic prenait un malin plaisir à voir mon trouble. Ensuite, tu sais comment c’est : je me suis mis à douter de ce que j’avais entendu exactement. J’aurais dû prendre des notes, mais je ne l’ai pas fait. On était à une soirée, bon sang. J’ai commencé à me demander si ma mémoire ne me jouait pas des tours, s’il avait dit exactement ça ou si c’est moi qui reconstruisais son discours a posteriori. Plus les jours passaient et plus je doutais.

— Tu aurais dû m’en parler.

— C’est possible, oui. Mais ça aurait changé quoi ?

Ils émergèrent des ruines. Il neigeait à gros flocons à présent. Ils étaient très nombreux, des milliards dans la nuit : serrés et duveteux, et la neige avait blanchi les voitures.

— Et aujourd’hui, tu crois quoi ? demanda Servaz en s’avançant vers son véhicule à travers le blizzard.

Xavier s’arrêta de marcher et il dut se retourner.

— Je crois que c’était lui, dit le psychiatre en le regardant.

— Tu n’as pas vérifié s’il existait bien un Dr Hasanovic, psychiatre, à Sarajevo ?

— Si, je l’ai fait. Il existe.

— Et à quoi ressemble-t-il ?

— Je n’en sais rien. Je n’ai pas poussé mes recherches plus loin. À ce moment-là, je m’étais déjà persuadé que j’avais affabulé.

— Mais aujourd’hui tu penses le contraire ?

— Oui.

Soudain, le téléphone de Servaz retentit plusieurs fois dans sa poche : il avait récupéré le signal. Pendant que celui-ci avait été interrompu, le flic avait reçu plusieurs appels. Il le sortit. Il avait aussi deux messages enregistrés.

Son pouls s’accéléra.

Kirsten et Roxane.

25.

Une rencontre

— Qu’est-ce que tu fais ?

Il leva les yeux. Margot était debout à l’entrée de la chambre, l’épaule contre le chambranle.

— Je dois partir quelques jours, répondit-il en pliant un chandail et en le posant sur ses autres vêtements, dans la valise. Le boulot.

— Tu quoi… ?

Il leva les yeux. Elle était rouge de colère. Et les yeux de sa fille étincelaient. Margot avait toujours été ainsi : elle pouvait entrer en fureur en une demi-seconde, pour un détail ou un motif tout à fait inattendus — ou, en tout cas, qui n’auraient jamais déclenché chez lui un tel emportement de fureur.

Il suspendit son geste.

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il en soupirant.

— Tu t’en vas ?

— Quelques jours seulement.

Elle secoua la tête.

— Je n’arrive pas à le croire. Depuis que je suis là… je ne te vois quasiment jamais. Tu disparais, tu rentres au milieu de la nuit. Tu es rentré il y a moins d’une heure, papa… Et maintenant tu fais ta valise et tu m’annonces que tu ne reviendras pas avant plusieurs jours ! Tu peux m’expliquer ce que je fous là ? À quoi je sers ? Je passe mon temps toute seule, bordel ! Je te rappelle qu’il n’y a pas si longtemps tu étais dans le coma et que les médecins t’ont dit d’y aller doucement !

Il sentit à son tour la colère le gagner. Il ne supportait pas d’être rabroué. Et pourtant, il savait qu’elle avait raison.

— Ne t’inquiète pas, dit-il en essayant de garder son calme. Je vais bien. Tu ne devrais pas t’en faire. En vérité, tu devrais reprendre ta vie d’avant, ta vie de jeune femme. Tu n’es pas heureuse ici.

Il regretta aussitôt cette dernière phrase. Il savait qu’elle allait se jeter dessus comme un chien sur un os. Margot avait la capacité d’isoler une phrase de son contexte dans une conversation et de vous la renvoyer comme un boomerang. Elle aurait fait un excellent avocat général.

— Quoi ?

Sa voix était encore montée d’un cran.

— Putain, je le crois pas !

Il aurait dû se mordre la langue à ce moment-là, il le savait. Au lieu de ça, tout en enfournant un pantalon d’hiver dans la valise, il lâcha :

— Arrête de jouer les mères poules, s’il te plaît. Je vais bien.

— Va te faire foutre !

Il l’entendit qui s’éloignait rapidement. Referma la valise et ressortit de la chambre.

— Margot !

Il la vit saisir sa vareuse sur le dossier d’une chaise et son iPod sur la table du living.

— Où tu vas ?

Elle lui tournait le dos. Il devina qu’elle manipulait son appareil, car, tout à coup, un son infernal jaillit de son casque. Un grincement de guitares électriques qui, à travers les écouteurs, ressemblait au bruit, mille fois amplifié, d’un termite grignotant du bois. Elle les écarta un instant de ses oreilles.

— Sois tranquille. Quand tu rentreras, je ne serai plus ici.

— Margot…

Elle ne l’entendit pas. Elle avait remis les écouteurs en place et elle évitait son regard. Il se demanda ce qu’il pourrait bien lui dire en cet instant ; elle était au bord des larmes et il n’avait jamais été très doué pour gérer les sentiments des autres. Encore moins la tristesse itérative de sa fille.

— Margot ! lança-t-il plus fort, mais elle se dirigeait déjà vers la porte.

Il la vit prendre ses clefs au passage. Elle claqua la porte derrière elle sans lui jeter un regard.

— Merde ! hurla-t-il. Merde, merde, merde !

Une demi-heure plus tard, elle n’était toujours pas reparue. Sa valise bouclée, il lui avait envoyé une bonne demi-douzaine de SMS. Son téléphone sonna et il se précipita pour faire glisser le bouton vert sur l’écran.

— Je suis en bas, annonça Kirsten.

— J’arrive, dit-il en cachant sa déception.

Je dois y aller. Kirsten est là. Rappelle-moi s’il te plaît.

Il aurait voulu lui dire qu’il l’aimait — et qu’il allait s’efforcer de changer — mais, en dépit du fait qu’en cet instant il débordât d’amour pour sa fille et se sentît meurtri, il se contenta de refermer son téléphone. En se dirigeant vers la porte, il se souvint que Stehlin lui avait promis une protection pour Margot mais qu’il n’avait toujours rien fait.