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Dès demain, il exigerait qu’il passe aux actes.

— Tu es sûre qu’il te suivait ?

Servaz avait posé la question en fixant le ruban noir de l’autoroute avalé par les phares, lignes blanches et pointillées comprises, lesquelles défilaient avec une intensité hypnotique. Dans l’obscurité de l’habitacle, la voix de Kirsten s’éleva à côté de lui :

— Oui.

— C’est peut-être juste un tordu qui s’amuse à suivre les femmes dans la rue…

— Possible. Mais…

Il lui jeta un coup d’œil. Elle fixait pareillement l’autoroute à travers le pare-brise, son profil souligné par la faible lueur du tableau de bord. Il y eut une seconde de silence au cours de laquelle il entendit seulement les vibrations du semi-remorque qu’ils doublaient. Il ne neigeait pas à cette altitude mais il n’allait pas tarder à pleuvoir : une grosse goutte de pluie s’était écrasée sur le pare-brise, puis une deuxième, une troisième…

— Mais toi, tu n’y crois pas, dit-il.

— Non.

— Parce que c’est quand même une drôle de coïncidence qu’un type te suive dans les rues de Toulouse en ce moment…

— C’est ça.

Ils avaient quitté Toulouse une heure plus tôt et ils filaient sur l’A64 en direction de l’Ouest, vers le village de L’Hospitalet-en-Comminges. En direction de la tempête aussi, apparemment, tant le vent tourmentait les arbres sur les remblais.

— Tu crois vraiment qu’on va trouver Gustav là-bas ? demanda-t-elle.

— Trop facile, pas vrai ?

— Disons que ça ne ressemble pas à Hirtmann.

Servaz hocha la tête, mais ne trouva rien à répondre.

— Et une fois qu’on est là-bas, on fait quoi ? voulut-elle savoir.

— D’abord, on se trouve un hôtel. Et demain matin, on recommence : mairie, écoles… Peut-être que cette fois quelqu’un saura quelque chose. Il y a deux cents habitants à L’Hospitalet. S’il est là, on le trouvera.

Est-ce qu’il y croyait lui-même ? Kirsten avait raison : trop facile. Quelque chose clochait. Ça ne pouvait être aussi simple. Ça l’était souvent, pourtant — mais pas avec le Suisse. Oh non : pas avec lui.

Assise derrière les vitres du VH Café, Margot regarda son père sortir de l’immeuble et rejoindre la policière norvégienne sur le trottoir. Elle les vit se mettre en marche en direction du parking, parlant avec animation. Ressentit un petit pincement au cœur. Jalousie. S’en voulut aussitôt d’éprouver un tel sentiment.

Elle avait agi sur une impulsion, pour mettre son père à l’épreuve. Elle avait voulu le forcer à réagir, l’obliger à choisir, pour une fois, entre elle et son travail. Avait espéré qu’il renoncerait à son expédition pour elle. C’était idiot. Elle baissa les yeux sur l’écran de son téléphone, posé près de son verre de vin, sur lequel le dernier de ses messages s’affichait encore :

Je dois y aller. Kirsten est là. Rappelle-moi s’il te plaît.

Elle avait sa réponse.

— Il faut qu’on s’arrête, dit-il soudain en montrant le panneau plein de symboles qui annonçait une aire à un kilomètre. On va manquer d’essence.

— Très bien. J’ai besoin d’aller aux toilettes.

Il remonta prudemment la petite bretelle inondée jusqu’au parking de la station-service, soulevant des gerbes d’eau là où la bretelle observait une légère déclivité avant de remonter vers le terre-plein, suivant de près un van bleu marine qui roulait à moins de vingt kilomètres/heure et résistant à l’impulsion de klaxonner. Il se gara sous l’auvent abritant les pompes. Les nuages avaient crevé, il pleuvait à verse. Le vent soufflait si fort qu’il faisait vibrer la carrosserie de la voiture. Il y avait une dizaine de véhicules garés devant la petite supérette, balayés par la pluie. Dès que Servaz eut coupé son moteur, Kirsten arracha sa ceinture, ouvrit sa portière, remonta son col et se précipita en direction des lumières. Il descendit à son tour. Même sous abri, le vent projetait des gouttes de pluie jusqu’à lui. En plus du van, deux autres voitures occupaient les pompes voisines. Il nota le numéro de la sienne et saisit le bec verseur ; pressant machinalement la détente, Servaz revint en pensée à ce que lui avait dit Xavier dans les ruines, tandis que la vibration du carburant passant de la pompe à son réservoir se communiquait à son poignet.

Bien sûr, c’était l’explication la plus simple : le Suisse avait changé d’apparence. Mais il songea à l’image sur la vidéo. Sur celle-ci, Hirtmann ressemblait à l’homme qu’il avait connu et cette image était postérieure à la rencontre entre Xavier et le psychiatre bosniaque. Peut-être Xavier se trompait-il ? Peut-être ce Dr Hasanovic n’était-il pas Hirtmann ? Peut-être en effet la mémoire de son ami lui jouait-elle des tours ? Ou bien le Suisse avait-il usé d’artifices : une barbe postiche, des lentilles de couleur, quelques prothèses amovibles comme on en utilise au cinéma au niveau de la mâchoire et du nez ?

Il regarda le van bleu marine avec des traces de rouille au niveau du châssis et des portières garé juste de l’autre côté des pompes. La porte latérale était restée grande ouverte et il faisait noir comme dans un four là-dedans.

Le conducteur devait être en train de payer à l’intérieur, car il n’y avait personne. Il jeta machinalement un coup d’œil vers les caisses, à travers les vitres ruisselantes de la supérette : personne non plus.

Servaz frissonna.

Il détestait les vans. C’était dans un engin semblable que Marianne avait été enlevée. Ils avaient retrouvé le véhicule sur une aire d’autoroute identique à celle-ci. Un van bleu marine… Avec des taches de rouille… Comme celui-ci. Il se souvenait qu’il y avait un chapelet avec des perles en olivier et une croix d’argent suspendu au rétroviseur intérieur.

Il déplaça son regard vers la cabine à l’avant.

Quelque chose était suspendu au rétroviseur. Dans l’ombre, à travers la vitre sale, il n’arrivait pas à voir ce que c’était.

Mais il aurait parié qu’il s’agissait d’un chapelet.

Il inspira.

Lâcha la poignée du bec verseur. Se glissa entre les deux pompes. Fit lentement le tour du véhicule. Jeta un coup d’œil à la plaque d’immatriculation et se figea.

Il y avait suffisamment de lettres et de chiffres effacés pour la rendre parfaitement indéchiffrable.

Kirsten, songea-t-il.

Il se mit à courir sous la pluie.

En entrant dans les toilettes pour dames, Kirsten nota le parfum qui flottait encore dans l’air ambiant, mêlé à l’odeur de nettoyant industriel. Un parfum masculin. Personne. Peut-être un employé ou un type qui était entré et ressorti en se rendant compte qu’il s’était trompé.

Il y avait visiblement un problème de fuite dans le toit, car un seau avait été placé au beau milieu, avec un balai-serpillière à l’intérieur, devant deux portes sur lesquelles était accroché le même écriteau « Indisponible ». Elle leva la tête mais ne vit pas de tache au plafond. En revanche la petite lucarne au fond était entrouverte et le bruit de la pluie arrivait jusqu’à elle. Sur les trois lampes censées éclairer les toilettes, une seule fonctionnait, dispensant une clarté chiche, intermittente et sinistre qui laissait les recoins dans une ombre profonde.