Elle tiqua mais s’avança jusqu’à la troisième porte, la seule disponible, la referma derrière elle, baissa son collant et sa culotte et s’assit. Elle pensa à ce que Servaz lui avait dit : trop facile. La photo de Gustav abandonnée sur la plate-forme et, à présent, l’école. Trop facile, pensait-il. Évidemment que c’était trop facile.
Elle sursauta. Elle avait cru entendre un bruit. Le gémissement d’une des portes. Il lui sembla que cela ne venait pas de la porte voisine mais de la première devant laquelle elle était passée. Elle tendit l’oreille. Mais le fracas de la pluie dehors couvrait tous les autres bruits.
Kirsten s’essuya, se rhabilla, se leva et tira la chasse. Hésita un instant avant d’ouvrir. Mais elle n’entendait plus le moindre bruit au-delà, à part le crépitement de l’averse. Elle sortit, regarda la rangée de miroirs et de lavabos face à elle. Vit la silhouette qui se reflétait dans l’un d’eux, sur sa gauche, en sus de la sienne.
Tourna la tête et retint son souffle.
Il se tenait debout à côté du seau, le balai-serpillière à la main — le grand binoclard qui l’avait suivie dans les rues de Toulouse. Sur quoi il leva le manche du balai et donna un coup sec dans la dernière lampe brillant au-dessus de lui.
Ténèbres.
Avant qu’elle ait pu faire quoi que ce soit, il était contre elle et l’avait plaquée contre le mur du fond, près de la lucarne entrouverte. À quelques centimètres d’elle, la pluie cinglait la petite fenêtre, et il pleuvait si fort que des gouttes effleuraient sa joue gauche, comme des postillons.
— Salut Kirsten.
Elle avala sa salive. Kirsten… Elle s’efforça de respirer calmement mais sans y parvenir. Le sang battait à ses tempes, faisant naître de petites étincelles devant ses yeux. Elle distinguait vaguement ses traits dans la clarté provenant du parking et son cœur bondit dans sa poitrine : maintenant qu’ils étaient tout proches, elle le reconnaissait. Il avait fait quelque chose à sa bouche et à ses yeux, changé l’implantation et la couleur de ses cheveux — à moins qu’il ne s’agît d’une perruque — mais, pas de doute, c’était lui.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle, la gorge étranglée.
— Chhhhh…
Brusquement, une main fut sous sa jupe et son manteau. D’abord au-dessus du genou droit, elle la sentit caresser sa cuisse à travers le collant puis remonter. Grande et chaude. Kirsten se mordit les lèvres.
— Il y a longtemps que j’avais envie de faire ça, dit-il dans son oreille.
Elle ne répondit rien, mais son pouls galopait et ses jambes se mirent à trembler. Les doigts la touchèrent à travers la culotte et le collant et elle serra mécaniquement les jambes. Elle ferma les yeux.
Servaz franchit l’entrée du magasin en courant, bousculant un couple qui tardait à s’écarter de son chemin.
— Hé ! gueula l’homme derrière lui, prêt à en découdre.
Mais il fonçait déjà vers les toilettes, s’engageant dans le renfoncement. Les hommes à droite, les dames à gauche.
Il poussa la porte. Entra. L’appela.
S’avança.
Il faisait noir là-dedans et il fut aussitôt complètement en alerte. Puis il la vit. Assise par terre, dans le fond, près d’une lucarne par où entraient la seule clarté et un peu de pluie. Elle sanglotait presque hystériquement. Tout en s’approchant d’elle, il surveilla les trois portes closes, dans l’ombre, face aux lavabos, les dépassa, s’agenouilla, tendit les bras, et, presque aussitôt, elle se blottit contre lui, tous deux à genoux sur le carrelage, enlacés en une étrange pantomime.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Elle était habillée et il ne vit aucune trace de lutte, de désordre dans ses vêtements.
— Il m’a… il m’a juste touchée…
— Il doit être loin, dit-il, après qu’ils eurent cherché un peu partout, dedans et dehors, et constaté que son propriétaire avait abandonné le van. Il avait tout prévu.
— On ne peut pas fermer l’autoroute ?
— Il y a une sortie à trois kilomètres d’ici. Il n’est plus sur l’autoroute depuis longtemps.
Quelques minutes plus tôt, pendant qu’ils fouillaient, un des clients de la supérette s’était plaint qu’il ne retrouvait pas sa voiture. Servaz avait envisagé de transmettre l’immat’ du véhicule aux gendarmes mais, le temps que les barrages se mettent en place, le Suisse se serait évaporé. Il avait hésité à appeler l’Identité judiciaire. Il savait que, s’il le faisait, Stehlin et toute la hiérarchie seraient aussitôt informés. Et qu’on lui retirerait l’enquête pour la confier à quelqu’un qui n’était pas « en convalescence ». Pas question. De toute façon, il n’avait pas besoin d’une confirmation : là, sur cette aire d’autoroute, il en était sûr, ils venaient de croiser la route du Suisse.
— C’est pas croyable. Comment a-t-il fait pour être ici en même temps que nous ? demanda-t-elle.
Elle avait encore les yeux humides. Servaz observait les voitures qui quittaient l’aire derrière les vitres ruisselantes, en soulevant de grandes gerbes d’eau sale. Ils étaient assis sur une des banquettes en plastique orange du coin restaurant, désert à cette heure.
— Il devait rouler devant nous depuis un moment. Avant ça, il a dû nous suivre. Je suppose que quand, dans son rétro, il m’a vu mettre mon cligno il a fait de même. Ensuite, c’est juste une question d’opportunité. Il a sauté sur l’occasion. Hirtmann est passé maître dans l’art de l’improvisation.
Il jeta un coup d’œil à la porte des toilettes.
— Comment tu te sens ? demanda-t-il.
— Ça va.
— Tu en es sûre ? Tu veux qu’on rentre à Toulouse ? Tu veux voir quelqu’un ?
— Quelqu’un ? C’est-à-dire ? Un foutu psy ? Je vais bien, Martin. Je t’assure.
— OK. Allons-y, dit-il. On n’a plus rien à faire ici.
— Tu ne préviens pas les autres ?
— À quoi bon ? Il est loin à présent. Et si j’en parle, Stehlin va me retirer l’enquête, ajouta-t-il. On cherche un hôtel. On reprendra la route demain.
— En tout cas, on est au moins sûrs d’une chose : il est ici, tout près, commenta-t-elle. Et il nous suit à la trace…
Oui, pensa-t-il. Comme un chat suit une souris. Il regarda le SMS qu’il avait reçu quelques minutes plus tôt. Il avait appelé Margot deux fois après s’être garé sur l’aire. Chaque fois, il était tombé sur le répondeur.
Le message disait :
Arrête d’appeler. Je vais bien.
Il pleuvait toujours à verse derrière les vitres de l’hôtel et, en tournant la tête vers la nuit noire, Servaz vit son reflet dans la fenêtre. L’espace d’un instant, il surprit l’expression de son visage : celle d’un homme aux abois, mais aussi en colère. Il était seul. Non seulement à sa table, mais aussi le seul client dans tout le restaurant. Kirsten était montée directement dans sa chambre. Elle lui avait déclaré vouloir prendre une douche. Il dîna d’une entrecôte et de frites un peu trop grasses. Il n’avait pas plus faim que ça et il laissa la moitié de son assiette.
— Ça n’allait pas ? demanda la patronne.
Il la rassura comme il put, et elle comprit qu’il n’avait pas envie de quelqu’un pour lui faire la conversation et s’éloigna.