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Plus qu’une trentaine de mètres. L’aire d’atterrissage — ou devait-on dire « amerrissage » ? — consistait en un hexagone mal éclairé avec un grand « H » au milieu, recouvert d’un filet tendu à même le sol, le tout suspendu au-dessus du vide en bout de plate-forme. Un escalier métallique dévalait vers la superstructure. Kasper fixait le « H » se balançant dans la nuit, au gré de leurs oscillations, telle une cible mouvante dans un jeu vidéo — il avait les yeux qui lui sortaient littéralement de la tête.

Kirsten aperçut la flamme d’une torchère brûlant au sommet d’un derrick. L’hexagone se rapprocha. Le H225 pivota sur lui-même et la piste d’atterrissage disparut un instant de leur champ de vision. Puis les patins touchèrent l’helipad après une dernière embardée, et elle crut entendre, malgré le vacarme, Kasper émettre un hoquet. Pas de doute, songea-t-elle, le pilote était un champion.

Ce qui les attendait dehors n’était pas moins violent : la pluie glacée les cingla dès qu’ils mirent pied à terre et le vent qui empoigna ses cheveux soufflait si fort qu’elle se demanda s’il n’était pas capable, à l’occasion, de la faire passer par-dessus bord. Elle se mit en marche et sentit le filet sous ses semelles. L’aire était plongée dans la pénombre, hormis les néons au ras du sol. Un type casqué avec de gros protège-oreilles surgit de nulle part et la saisit par le bras.

— Ne te mets pas face au vent ! gueula-t-il en la faisant tourner sur elle-même comme une toupie. Ne te mets pas face au vent !

D’accord, mais d’où venaient les rafales ? Il lui semblait que le vent rageur soufflait de partout à la fois. Il la poussa vers l’endroit où dévalaient les marches d’acier. On voyait le vide entre elles ; le vertige s’empara de Kirsten lorsqu’elle découvrit les trente mètres qui les séparaient de la surface et, là en bas, les vagues démesurées, bouillonnantes, qui soulevaient l’océan et se brisaient sur les piles de la plate-forme avant de continuer leur course à travers les ténèbres de la mer du Nord.

— Putain ! dit Kasper derrière elle et, en se retournant et en levant les yeux, elle le vit qui se cramponnait à la rambarde.

Elle voulut descendre la marche suivante mais n’y parvint pas. Impossible. Le vent de face était comme un mur, la pluie, de la grêle qui lui criblait les joues. Elle eut l’impression d’être entrée par erreur dans une soufflerie pour tests aérodynamiques.

— Merde, merde, merde ! beugla-t-elle, humiliée mais incapable d’avancer.

Deux mains la poussèrent dans le dos et elle franchit enfin l’obstacle, une marche après l’autre.

Le capitaine de la plate-forme — un grand type barbu, dans les quarante ans — les attendait au bas des marches, en compagnie d’un autre gaillard qui brandissait à leur intention des vêtements orange couverts de bandes réfléchissantes.

— Ça va ? demanda sous son casque le barbu.

— Bonjour capitaine, Kirsten Nigaard, officier à la Kripos, et voici Kasper Strand, enquêteur à la police criminelle du Hordaland, dit-elle en tendant la main.

— Jesper Nilsen. Je ne suis pas le capitaine, je suis le superviseur ! Mettez ça : c’est obligatoire ici !

Le ton était autoritaire, le visage fermé. Kirsten attrapa le vêtement lourd, peu confortable et bien trop grand : ses mains disparurent à l’intérieur des manches.

— Où est le capitaine ?

— Il est occupé ! hurla Nilsen pour couvrir le vacarme en leur faisant signe de le suivre. Ici, c’est le rush en permanence, ça ne s’arrête jamais ! Vu le coût d’entretien d’une plate-forme à la journée, ça rigole pas : il n’y a pas de temps à perdre !

Elle voulut le suivre mais les rafales la projetèrent contre la rambarde, la pliant presque en deux. Elle lui emboîta le pas en s’agrippant aux barrières, ballottée d’un côté à l’autre, aveuglée par la pluie. Ils tournèrent à droite puis à gauche puis encore à droite, descendirent quelques marches, longèrent une passerelle dont le sol était fait d’un caillebotis métallique, tournèrent derrière un grand container qui, l’espace d’un instant, les abrita des assauts du vent. Des hommes casqués et portant des lunettes de protection allaient et venaient. Elle leva la tête. Tout ici était vertical, vertigineux, hostile. Un labyrinthe de néon et d’acier hanté par les tempêtes de la mer du Nord. Avec, partout, des interdictions : « NE PAS FUMER », « NE PAS ÔTER SON CASQUE », « NE PAS SIFFLER » (peut-être parce que, en dépit du vacarme, tout bruit inhabituel pouvait être synonyme de danger et donc une information importante), « NE PAS FRANCHIR ». Ça vibrait, grondait et mugissait de toutes parts — avec le boucan des tuyaux qui s’entrechoquaient, le ramdam des machines et les coups de mer en bas. Droite, gauche, droite… Enfin une porte. Ils se retrouvèrent au sec dans une sorte de sas pourvu de bancs et de casiers. Le superviseur en ouvrit un. Il retira son casque, ses gants et ses chaussures de sécurité.

— Ici, la sécurité est l’affaire de tous, dit-il. Les accidents ne sont pas fréquents mais ils sont souvent graves. Le danger rôde toujours autour d’une plate-forme. Il y a une opération de soudage en cours sur le drill floor, une réparation urgente. Nous appelons ça le hot work, le « travail chaud ». C’est une phase délicate qu’on ne peut pas différer. Je ne veux pas que vous soyez dans nos pattes pendant ce temps. C’est pourquoi vous allez faire exactement ce qu’on vous dira, ajouta-t-il d’un ton sans appel.

— Pas de problème, répondit-elle. Du moment que nous avons accès à tout.

— Je ne crois pas que ce sera possible, riposta-t-il.

— Euh… Jesper, c’est ça ? Il s’agit d’une enquête criminelle et la victime était une de vos…

— Vous ne comprenez pas ce que je viens de vous dire, la coupa-t-il sèchement. Moi, ma priorité, c’est la sécurité. Pas votre enquête. Ai-je été assez clair, là ?

Kirsten essuya son visage et elle surprit l’expression renfrognée de Kasper. Comme elle, il avait percé à jour le superviseur et son capitaine : ils étaient comme des matous qui avaient pissé partout avant leur arrivée pour marquer leur territoire. Ils avaient dû mettre la stratégie au point avec les pontes de la compagnie : ils étaient les seuls maîtres à bord, par conséquent la police norvégienne n’agirait que dans le périmètre et les conditions fixés par eux. Elle allait intervenir quand Kasper demanda d’un ton placide :