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Ils descendirent en claquant les portières dans les courants d’air glacés. Ni l’un ni l’autre n’avait parlé pendant le trajet, chacun muré dans son silence et enfermé dans les souvenirs de la nuit, mais, depuis qu’ils avaient dépassé le panneau à l’entrée du village, Servaz ne pensait plus qu’à une chose : Gustav.

Il regarda autour de lui, comme si le gamin allait apparaître d’un instant à l’autre. Il n’y avait pas âme qui vive. Sur la place, ils virent aussi le parvis d’une église romane comme on en trouvait beaucoup du côté espagnol. Le flic détailla un instant le portail orné d’un tympan aux motifs archaïques : le Créateur entouré du Soleil, de la Lune et des symboles des Évangélistes. Il y avait également une boulangerie et un salon de coiffure pour hommes à côté de l’église, dont Servaz se demanda comment il faisait pour trouver une clientèle dans un endroit pareil.

Grimpant le perron à deux volées de marches de la mairie, sous un drapeau français qui avait un peu perdu de ses couleurs, il tenta d’ouvrir la porte vitrée mais la trouva verrouillée. Frappa au carreau sans obtenir de réponse. La neige sur les marches avait été balayée tant bien que mal et il prit garde à ne pas glisser en redescendant.

Cependant, à l’angle de la place, à l’entrée d’une ruelle étroite et incurvée, un panneau indiquait : « École élémentaire Pasteur ».

Servaz regarda Kirsten, qui hocha la tête, et ils se mirent en route, descendant la pente abrupte et glissante à pas prudents. Il surprit un rideau qui s’écartait au premier étage d’une maison mais sans personne derrière, comme si le village était peuplé de fantômes.

Quand ils eurent franchi le virage, ils découvrirent la cour de l’école en contrebas ; comme le belvédère sur la place, elle jouissait d’une vue sur la vallée à couper le souffle. Encore un lieu qui évoquait l’enfance avec sa cour, son préau et la cloche rouillée près du portail. Servaz sentit son cœur se serrer.

C’était l’heure de la récré et les enfants couraient, se bousculaient et piaillaient joyeusement autour de l’unique platane. Les racines du vieil arbre avaient soulevé le bitume et, là aussi, quelqu’un avait balayé la neige pour la repousser dans les coins. Il aperçut un homme qui surveillait les enfants depuis le préau. Il portait une blouse grise et des lunettes. Il y avait quelque chose d’étrangement anachronique dans ce tableau : on se serait cru revenu cent ans en arrière.

Soudain, Servaz s’immobilisa. Il eut l’impression d’avoir reçu un coup de poing en pleine figure.

Kirsten, qui avait continué de descendre, s’arrêta et se retourna. Elle le vit immobile, un panache de buée devant sa bouche ouverte. Déchiffra son regard et fit volte-face, portant son propre regard dans la même direction, vers la cour de récréation. Cherchant ce qu’il avait vu.

Et elle comprit.

Il était là.

Gustav.

L’enfant blond. Au milieu des autres gamins. Le garçon de la photo. Qui était peut-être son fils.

27.

Une apparition

— Martin.

— …

— Martin !

La voix était basse, douce, impérieuse. Il avait ouvert les yeux.

— Papa ?

— Lève-toi, avait dit son père. Viens avec moi.

— Quelle heure il est ?

Son papa s’était contenté de sourire, debout près de son lit. Il s’était levé, à demi hébété et léthargique, les paupières lourdes. Dans son pyjama bleu, pieds nus sur le carrelage frais.

— Suis-moi.

Il l’avait suivi. À travers la maison silencieuse : le couloir, l’escalier, la salle commune inondée de lumière, celle de l’aube, dont les rayons entraient à flots par les fenêtres sans rideaux côté est. Il avait jeté un regard à la pendule. Cinq heures du matin ! Il avait terriblement sommeil. Et une seule envie : se recoucher, se rendormir. Il ne lui faudrait pas trois secondes pour replonger. Mais il avait suivi son papa dehors parce qu’il n’aurait jamais osé lui désobéir. En ce temps-là, on ne désobéissait pas. Et parce qu’il l’aimait aussi. Plus que tout au monde. À part — peut-être — maman.

Dehors, le soleil basculait au-dessus de la colline, à cinq cents mètres de là. L’été. Tout était absolument immobile. Même les blés mûrs. Pas un frisson non plus dans les feuilles dentelées des chênes. Il avait cligné des yeux en fixant les rayons du soleil qui inondaient la campagne alentour. Le calme du matin éclatait de chants d’oiseaux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? avait-il demandé.

— Ça, avait répondu son papa en embrassant le paysage d’un geste ample.

Il n’avait pas compris.

— Papa ?

— Quoi, fiston ?

— Où je dois regarder ?

Son père avait souri.

— Partout, fils.

Il avait ébouriffé ses cheveux.

— Je voulais juste que tu voies ça, une fois dans ta vie : le soleil qui se lève, l’aube, le matin…

Il avait perçu l’émotion dans la voix de son papa.

— Ma vie ne fait que commencer, papa.

Son père l’avait regardé en souriant, avait posé sa grande main sur son épaule.

— J’ai un petit garçon très intelligent, avait-il dit. Mais quelquefois il faut oublier son intelligence et laisser parler ses sens, son cœur.

Il était trop jeune pour comprendre alors, mais aujourd’hui il savait. Puis quelque chose s’était passé : une biche avait surgi en bas de la colline. Silencieuse, précautionneuse, lente. Telle une apparition. Mais une apparition magnifique, fragile, noble. Elle avait émergé des bois à découvert, cou tendu, prudente. Le petit Martin n’avait jamais rien vu d’aussi beau. C’était comme si la nature tout entière retenait son souffle. Comme si quelque chose allait survenir, qui briserait cette magie en mille morceaux. Servaz s’en souvenait : il avait le cœur qui battait comme un tambour.

Et, de fait, quelque chose s’était passé. Un claquement sec. Il n’avait pas compris tout de suite ce que c’était. Mais il avait vu la biche se figer puis tomber.

— Papa, qu’est-ce qui se passe ?

— Rentrons, avait dit son père d’une voix pleine de colère.

— Papa ? C’était quoi ce bruit ?

— Rien. Viens.

C’était le premier coup de feu qu’il entendait, mais pas le dernier.

— Elle est morte, c’est ça ? Ils l’ont tuée.

— Tu pleures, fils ? Allez, viens. Ne pleure pas. Viens. C’est fini. C’est fini.

Il avait voulu courir vers la biche, mais son père l’avait retenu par le bras. Il avait alors vu des hommes sortir des bois, leurs fusils en bandoulière, en bas de la colline, et il avait senti la rage l’envahir.

— Papa, avait-il hurlé. Est-ce qu’ils ont le droit de faire ça ? Ils ont le droit ?

— Oui. Ils ont le droit. Viens, Martin. Rentrons.

Il s’ébroua, planté au beau milieu de la rue. Remarqua le regard de Kirsten qui venait vers lui. Et Hirtmann, se demanda-t-il, qu’enseigne-t-il à son fils ? Ou au mien ?

Elle retint sa respiration, eut le sentiment du temps suspendu. Des secondes qui s’écoulent bien plus lentement que d’ordinaire. Les cris des enfants perçant l’air froid comme des éclats de verre, l’école qui semblait le seul lieu vivant dans ce village mort. Rien ne bougeait autour d’eux — à part cette petite cour et ce préau, et une voiture, très loin en bas, dans la vallée, grosse comme une fourmi sur la route rectiligne, dont le bruit leur parvenait à peine.