Servaz lui-même était changé en statue de sel. Elle remonta la pente jusqu’à lui.
— Il est là, dit-elle.
Il ne dit rien. Il suivait des yeux les évolutions de Gustav à travers la cour et elle devina toutes les émotions qui le traversaient. Silencieux et statique, à part son regard mobile, qui ne lâchait pas l’enfant, et son écharpe de laine, qui dansait dans le vent. Elle laissa passer quelques instants, observant elle-même le garçon. Il était plus petit et plus menu que les autres. Ses joues rouges comme des pommes d’api à cause du froid. Chaudement emmitouflé dans une doudoune bleue et un cache-nez coquelicot. En cet instant, il avait l’air plein de joie de vivre. Rien de l’enfant maladif qu’on leur avait décrit, à part sa petite taille. Rien non plus d’un enfant solitaire : il se joignait avec enthousiasme aux jeux collectifs. Elle resta un moment à l’observer, attendant que Martin réagisse. Mais Kirsten était d’une nature trop impatiente pour attendre longtemps.
— Qu’est-ce qu’on fait ? finit-elle par dire.
Il regarda autour de lui.
— On y va ? insista-t-elle. On pourrait parler au type, là-bas.
— Non.
C’était un « non » définitif. De nouveau, il regarda autour de lui.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— On ne peut pas rester là. On va se faire repérer.
— Par qui ?
— Par ceux qui sont chargés de veiller sur Gustav, pardi.
— Il n’y a personne.
— Pour le moment.
— Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Il désigna la rue par laquelle ils étaient arrivés.
— C’est une impasse, le seul accès à l’école. Ceux qui viennent chercher Gustav doivent forcément passer par là. Soit ils habitent le village et ils viennent à pied, soit ils se garent sur la place.
Il rebroussa chemin, remontant la pente sur les pavés glissants.
— On va les attendre. Mais si on reste dans la voiture (il montra la fenêtre dont le rideau avait bougé), il ne faudra pas une heure pour que tout le village soit averti de notre présence.
Ils débouchèrent sur la place. Servaz désigna la mairie, dont la façade occupait le centre côté est.
— Ça ferait un bon point d’observation.
— Elle est fermée.
Il regarda sa montre.
— Plus maintenant.
Le maire était un petit homme trapu aux yeux rapprochés et à la mâchoire épaisse, avec une fine moustache brune comme un lacet de chaussure sous des narines évasées et poilues. C’était visiblement un adepte de la loi et de l’ordre, car il avait accueilli leur requête avec enthousiasme.
— Là, qu’en pensez-vous ? leur demanda-t-il en leur montrant les fenêtres d’une salle au deuxième étage.
À en juger par la longue table en bois ciré et le nombre des chaises, c’était manifestement ici que se réunissait le conseil municipal. La petite salle sentait l’encaustique. Contre le mur opposé aux fenêtres se dressait un grand meuble de rangement derrière les vitres duquel luisaient les reliures de registres municipaux qui avaient l’air aussi anciens que le meuble lui-même. Ses boutons étaient en verre taillé et des arabesques de feuilles et de motifs incrustées dans son bois sombre. Servaz se fit la réflexion que ce village devait être plein de meubles semblables, lourds, démodés, passés entre les mains calleuses d’ébénistes aujourd’hui morts, mais qui furent fiers de leur travail, loin du mobilier en kit des grandes villes. Les fenêtres étaient pourvues de rideaux de cretonne poussiéreux et elles plongeaient sur la place, l’entrée de l’impasse menant à l’école était parfaitement visible.
— C’est parfait. Merci.
— Ne me remerciez pas. En ces temps troublés, chacun doit faire son devoir de citoyen. Nous devons nous entraider, nous protéger les uns les autres. Vous faites ce que vous pouvez, mais aujourd’hui chacun doit se sentir concerné par la sécurité de tous. Nous sommes en guerre…
Servaz acquiesça prudemment. Kirsten, qui n’en avait pas compris un traître mot, fronça les sourcils en le regardant et Martin haussa les épaules quand l’élu tourna son large dos pour sortir. Il colla son nez à la fenêtre, dessinant un cercle de buée sur la vitre, regarda sa montre.
— Plus qu’à attendre.
Vers midi, les parents d’élèves apparurent les uns après les autres sur la place et s’engouffrèrent dans l’impasse en direction de l’école. La Norvégienne et le flic de Toulouse entendirent la voix rouillée, pleine d’échos d’enfance, de la cloche, et se pressèrent contre les vitres. Les parents reparurent quelques minutes plus tard, leurs babillantes progénitures à la main. Apparemment, la demi-pension n’existait pas ici, il y avait fort à parier que la petite école ne disposait pas d’une cantine.
Servaz déglutit. L’estomac corrodé par l’angoisse. Gustav allait forcément apparaître en tenant quelqu’un par la main.
Mais le flux des parents et des enfants se tarit sans que Gustav eût montré le bout de son nez. Quelque chose n’allait pas.
Il se pencha de nouveau, résista à la tentation d’ouvrir la fenêtre. Consulta sa montre. Midi cinq. La place s’était vidée. Pas de Gustav. Merde, cela signifiait-il qu’il habitait l’une des maisons de l’impasse ? Si tel était le cas, avec la coopération du maire, il ne serait pas difficile de mettre en place une planque…
Il s’écartait de la fenêtre quand une Volvo gris métallisé pénétra sur la place un peu trop vite et freina en faisant crisser ses pneus. Kirsten et Servaz pivotèrent simultanément vers la fenêtre. À temps pour voir un homme dans les trente-cinq à quarante ans, élégant dans son manteau d’hiver de bonne coupe et le bouc bien taillé, se ruer hors de la voiture. Il se mit à courir vers l’impasse en regardant sa montre.
Ils échangèrent un regard. Servaz sentit son pouls s’accélérer. Ils attendirent en silence. Après le vacarme des enfants, le silence de la place paraissait encore plus assourdissant. Puis des pas se rapprochèrent et ils perçurent deux voix — une adulte, l’autre enfantine — portées par l’écho. De nouveau, Servaz n’osa pas ouvrir la fenêtre pour mieux entendre. L’homme au bouc émergea de l’impasse quelques secondes plus tard.
Il tenait Gustav par la main.
— Dammit ! s’exclama la Norvégienne.
L’homme au bouc passa sous leur fenêtre, entraînant Gustav vers la voiture.
— Tu as trop couru, l’entendit dire Servaz à travers la vitre. Tu sais bien que tu ne dois pas t’épuiser avec ta maladie.
— Quand est-ce que papa viendra ? demanda l’enfant qui, tout à coup, avait l’air pâle et fatigué.
— Chut ! Pas ici, dit l’homme d’un air contrarié en regardant autour d’eux.
Vu de près, il avait l’air un peu plus vieux que sa silhouette et sa démarche le suggéraient : il approchait la cinquantaine, peut-être l’avait-il déjà. Un cadre supérieur dans la banque ou le commerce, un chef d’entreprise dans le numérique, un travail de consultant hautement rémunérateur ou un prof d’université : il suintait l’argent gagné sans trop se salir les mains. L’enfant, lui, avait les yeux creusés de cernes et un teint cireux, jaunâtre, malgré la couleur que le froid avait ramenée sur ses joues — et Servaz se souvint des paroles de la directrice d’école : « C’était aussi un enfant chétif, maladif, d’une taille inférieure à la moyenne. Il était très souvent absent : une grippe, un rhume, une gastro… ». Il se tourna vers Kirsten et ils foncèrent presque d’un seul mouvement vers la porte, dévalèrent les deux étages d’escalier recouvert d’un tapis élimé retenu par des tringles de cuivre, traversèrent le hall au plancher ciré et glissant. Ils ouvrirent la porte de la mairie au moment même où la Volvo grise quittait la place, laissant entrer quelques flocons.