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— Rien. J’ai besoin d’une cigarette. J’ai un paquet dans la voiture.

Il se sentait nerveux tout à coup : Samira venait de l’appeler, ils examinaient toutes les armes. Il n’avait aucune raison de l’être, la sienne ne l’avait pas quitté.

En émergeant de l’hôtel, il fut giflé par le vent glacial qui s’était levé. Ses rafales faisaient claquer les drapeaux — qui étaient sans doute là pour afficher les ambitions internationales de l’établissement malgré la vétusté de ses installations — et transperçaient son pull trop fin. Il aurait dû passer sa veste matelassée. Une énorme bourrasque le repoussa vers l’entrée de l’hôtel, mais il continua de piétiner la neige en direction des marches qui descendaient jusqu’à la route, au bord de la terrasse. Il leva les yeux et les vit. Labarthe et Gustav. Ils étaient sortis et ils marchaient contre le vent en riant. Ils avançaient en direction de l’hôtel, c’est-à-dire vers lui.

Merde.

Il ne pouvait pas retourner à l’hôtel maintenant. Il ne tenait pas à ce que Labarthe voie son visage de trop près. Cela compliquerait toute filature future. Il descendit précautionneusement les marches enneigées, ouvrit la portière côté passager, puis la boîte à gants. Le paquet était bien là. Il leva la tête et tendit le cou pour voir par-dessus le soubassement de pierre. Labarthe et Gustav étaient en train de grimper sur la terrasse par une autre volée de marches. Il se pencha aussitôt dans la voiture et fit mine de chercher quelque chose. Quand il se redressa, ils avaient disparu à l’intérieur.

Les rafales glaciales le traversaient de part en part, il était parcouru de frissons. Il leva la tête. Son cœur fit un saut périlleux en voyant Aurore Labarthe à son balcon, qui observait l’hôtel. Merde ! Avait-elle repéré son manège ? Comme son mari, elle était forcément sur ses gardes. Il ne pouvait pas rester là plus longtemps… Il allait devoir passer près d’eux, car la réception de l’hôtel, à côté du bar, était minuscule et l’ascenseur, grand comme une boîte d’allumettes, se trouvait juste à côté.

Il jeta un coup d’œil furtif à la silhouette, là-bas. Était-elle en train de l’observer ? Ou surveillait-elle l’hôtel ? Il remonta les marches, traversa la terrasse d’un pas mal assuré… Labarthe et Gustav lui tournaient le dos ; Labarthe parlait avec l’hôtelier, qui lui tendait quelque chose.

— Merci, ça va drôlement nous dépanner, disait-il. Combien je vous dois ?

Il fouillait dans son portefeuille. Servaz s’avança dans le hall. Gustav avait dû entendre ses pas écrasant la neige, car il se retourna. Les grands yeux clairs du garçon le dévisagèrent. Servaz eut l’impression qu’on lui siphonnait tout l’intérieur du corps pour remplacer ses viscères par de l’air. La tête lui tourna. Le garçonnet l’observait toujours.

— Tu es mon fils, pas vrai ?

Le gamin ne répondit pas.

— Tu es mon fils, je le sais.

Il se secoua. Chassa ce fantasme. Passa devant eux. Labarthe tourna la tête sur son passage.

— Bonsoir.

— Bonsoir, répondit-il.

L’hôtelier le regardait, Labarthe le regardait, l’enfant le regardait. Il appuya sur le bouton de l’ascenseur, résista à la tentation de se retourner.

— Excusez-moi, dit Labarthe dans son dos.

S’adressait-il à lui ou à l’hôtelier ?

— Excusez-moi.

Cette fois, pas de doute : la voix était derrière lui. Il se retourna. Labarthe le dévisageait.

— Vous avez aimé, Servaz, la torture, vous avez aimé la douleur ?

— Quoi ?

— Vous avez laissé vos phares de voiture allumés, j’en ai peur, répéta l’universitaire.

— Oh !

Il remercia et retourna à la voiture. Là-bas, Aurore Labarthe avait disparu du balcon. Il remonta dans la chambre.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Kirsten.

— Rien. J’ai croisé Labarthe. Et Gustav. En bas, dans le hall.

Zehetmayer était assis dans l’un de ces cafés viennois qui semblent n’avoir pas bougé depuis que Stefan Zweig en a fait le tableau dans Le Monde d’hier, peu de temps avant de mettre fin à ses jours. Ces cafés qui constituaient, aux yeux du directeur d’orchestre, l’un des rares vestiges de la Vienne de jadis, celle qui aimait le théâtre, la littérature et les beaux-arts, des cafés qui bruissaient autrefois de conversations autrement élevées que celles d’aujourd’hui, estimait-il.

Qu’en restait-il en vérité ? Que restait-il des juifs qui avaient fait la renommée de cette ville ? Des Mahler, Schoenberg, Strauss, Hofmannsthal, Schnitzler, Beer-Hofmann, Reinhardt, Altenberg, Zweig — et même Freud, ce renifleur de petites culottes ?

Assis sur une banquette tout au fond de l’ancienne galerie du Café Landtmann (pour rien au monde il ne se serait assis à l’extérieur, dans la nouvelle galerie vitrée, au milieu des touristes), le directeur d’orchestre dînait d’une escalope tout en lisant la Krone et en jetant de temps en temps un regard entre les lourds rideaux à la place de l’Hôtel-de-Ville qui blanchissait à vue d’œil. Tout à l’heure, il avait surpris son reflet dans une glace ; il avait l’air de ce qu’il était : un vieillard à la peau tavelée, jaunie, au regard brûlant de malveillance, mais à la prestance indiscutable dans son long pardessus noir à col de loutre. Les premières notes de la Danse hongroise n° 1 de Brahms s’élevèrent de la poche droite de son manteau. Tous ses correspondants importants avaient une sonnerie spécifique. Cette musique-là correspondait à un interlocuteur extrêmement important.

— Allô ? dit-il simplement.

— On a retrouvé l’enfant, dit la voix au bout du fil.

— Où ça ?

— Dans un hameau des Pyrénées.

— Et lui ?

— Pas encore. Mais tôt ou tard, il finira bien par se montrer.

— Qui marche dans la neige ne peut cacher son passage, dit Zehetmayer, citant un proverbe chinois. Beau travail.

Pour toute réponse, il entendit la tonalité au bout de la ligne : la politesse aussi était une notion appartenant au passé. Il était peut-être temps d’appeler l’autre numéro. Celui qu’il avait obtenu alors qu’il enseignait la musique à des prisonniers. Il les aidait à « s’évader » grâce à Mahler. Après tout, c’était ce qu’il faisait aussi : s’évader par la musique de ce monde moderne qu’il vomissait.

29.

Impitoyable

Cette nuit-là, dans leur petit hôtel de montagne, Servaz rêva qu’il était dans le métro parisien et qu’il apercevait Gustav au milieu de la foule. Le cœur battant, il se levait et se faufilait en jouant des coudes dans l’allée centrale pour rejoindre le garçon, tandis que la rame entrait dans une station baptisée Saint-Martin. Il ne se souvenait d’aucune station portant ce nom. Saint-Michel, Saint-Sulpice, Saint-Ambroise, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Philippe-du-Roule, d’accord… Mais pas de Saint-Martin. Sauf dans son rêve. Les passagers qu’il repoussait lui jetaient des regards hostiles, réprobateurs. Après maints efforts, il allait l’atteindre lorsque la rame s’immobilisa ; les portes s’ouvrirent et la foule descendit. Servaz se précipita sur le quai. Gustav se dirigeait déjà vers l’Escalator. Il continua de bousculer les gens, mais une masse toujours plus compacte le ralentissait, le repoussait même loin du garçon.

— GUSTAV ! hurla-t-il.

Le gamin se retourna. Le regarda. Il eut l’impression que son cœur allait exploser de joie. Mais voilà que la peur se lisait dans les yeux de l’enfant et qu’il se mettait à son tour à fendre la foule… pour le fuir ! Un gamin de cinq ans. Seul dans le métro. Servaz grimpait maintenant deux par deux les marches de l’Escalator, repoussant les corps qui lui faisaient obstacle avec l’énergie du désespoir. Il atteignit le carrefour de couloirs au sommet. S’immobilisa. Il n’y avait plus personne. Les couloirs s’étaient vidés d’un coup.

Il était seul.

Il regarda les interminables corridors autour de lui, mais il n’y avait pas âme qui vive à l’horizon. Le silence lui-même lui semblait avoir une fréquence particulière. Il fit volte-face. L’Escalator qu’il avait emprunté était pareillement vide — ses marches défilaient inutilement —, de même que le quai en bas. Il appela Gustav, mais seul l’écho lui répondit. Il était perdu. Seul. Il lui sembla soudain que ces couloirs étaient sans issue, sans espoir. Qu’il était enfermé ici, dans ces souterrains, pour l’éternité. Il voulut crier mais, au lieu de cela, il se réveilla. Kirsten dormait. Il entendait sa respiration.

Ils n’avaient pas tiré les rideaux et une légère phosphorescence dessinait un rectangle de clarté au niveau de la fenêtre, dans la pénombre bleutée, irréelle, de la chambre. Il repoussa le drap et l’édredon de duvet, s’approcha de la croisée. Colla son visage à la vitre. Là-bas, toutes les lumières du chalet étaient éteintes et le bâtiment était plongé dans l’obscurité. Sa silhouette noire se découpait sur la nuit plus claire, elle avait quelque chose d’hostile et d’inquiétant. Tout autour, le paysage de neige lui fit penser aux douves d’un château fort, protégeant ses occupants de l’envahisseur.

Puis la buée sur la vitre troubla sa vision et il retourna au lit.