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— Bah, nous avons quelques remarquables architectes en Norvège, dit-elle en souriant, à commencer par Kjetil Thorsen Trædal.

Le coarchitecte de l’Opéra d’Oslo, connu de tous ses habitants. Aurore hocha prudemment la tête, les yeux plissés. Sans la lâcher du regard. Elle n’aima pas ce regard. Elle nota qu’elles étaient toutes deux assises face à face dans le coin salon, tandis que Roland Labarthe se tenait debout, légèrement à l’écart. De là où il était, il pouvait observer Kirsten à loisir. Sans être vu. Celle-ci posa son verre. Elle avait suffisamment bu. Son téléphone vibra dans sa poche. Un message.

— Si on allait coucher Gustav ? dit Aurore Labarthe à son mari.

Kirsten surprit le regard qu’ils échangèrent, cet échange muet était bien plus lourd de sens qu’il n’y paraissait et elle fut aussitôt sur ses gardes. Où était Martin ? Son absence la préoccupait de plus en plus. Elle se demanda une nouvelle fois si elle devait révéler son identité. Essaya désespérément de capter un son, un signe. Elle espérait de toutes ses forces que Martin l’avait entendue et qu’il profiterait du fait qu’elle accaparait l’attention des Labarthe pour trouver un moyen de s’échapper. Mais s’il était enchaîné quelque part ? Elle se sentait proche de la panique.

Labarthe éteignit le téléviseur.

— Tu viens, Gustave ? dit-il.

Gustave… Elle avala sa salive. Le petit garçon blond se leva.

— Vous avez un garçon très mignon, dit-elle. Et très sage.

— Oui, dit la Labarthe, Gustave est un gentil petit garçon. Pas vrai, trésor ?

Elle caressa les cheveux blonds. L’enfant aurait pu être le sien. Le couple s’éloigna vers l’escalier, Gustav entre eux.

— Nous n’en avons pas pour longtemps, lui lança Aurore Labarthe en se retournant, avant de disparaître.

Kirsten prit conscience du silence soudain qui régnait dans la maison. Sortit son téléphone. Elle avait du réseau. Quatre barres. Elle vit le message. Martin ! Son texte en anglais était on ne peut plus explicite :

Sors d’ici !

Il eut à peine le temps de se glisser dans une des chambres du premier qu’ils étaient déjà là. Il les vit passer dans le couloir, par la fente de la porte entrouverte, elle beaucoup plus grande que lui, en compagnie de Gustav en pyjama, en direction de la chambre du gosse.

— Je la veux, dit la femme blonde.

— Aurore, pas devant le gosse.

— Elle me plaît, insista-t-elle sans tenir compte de la remarque. Elle me plaît vraiment.

— Tu penses à quoi ? demanda Labarthe — voix chaude et policée qu’il entendait pour la première fois — au moment où ils passaient devant lui. C’est un peu trop beau pour être vrai, non ?

— Je veux que tu me la montes là-haut, déclara la femme pour toute réponse. Elle sera parfaite.

— Est-ce que ça n’est pas un peu dangereux ? Elle est à l’hôtel à côté, je te signale.

Ils s’éloignèrent vers la chambre de Gustav.

— Avec ce que j’ai mis dans son vin, demain elle ne se souviendra de rien, répondit la femme.

— Tu l’as droguée ? dit-il, incrédule.

Servaz eut soudain l’impression qu’on lui plongeait l’estomac dans une baignoire remplie de glaçons. Il se pencha près de l’ouverture pour continuer à entendre, mais la tension faisait bourdonner ses oreilles.

— De quoi vous parlez ? leur demanda Gustav.

— De rien, trésor. Mets-toi au lit maintenant.

— J’ai mal au ventre.

— Je vais te donner quelque chose.

— Un sédatif pour Gustav, alors ? dit l’homme tranquillement.

— Oui, je vais chercher un verre d’eau.

Il entendit la femme revenir et se recula vivement. Elle entra dans la salle de bains de l’autre côté du couloir, fit couler l’eau du robinet. Elle repassa devant lui, un verre à la main. Il vit son profil dur, son regard sans chaleur, et il eut l’impression que son centre de gravité était descendu très bas. Les intentions des Labarthe étaient on ne peut plus claires.

Et Kirsten avait déjà avalé leur foutue drogue.

— Je peux utiliser vos toilettes ?

La voix de Kirsten justement, en bas, au rez-de-chaussée.

— J’y vais, dit l’homme. Vérifie que Gustav est endormi.

Servaz résista à l’impulsion de sauter sur Labarthe quand il passa devant lui. Il aurait l’avantage de la surprise pendant un court instant, mais il y avait la femme — et il subodora que ces deux-là avaient de la ressource à revendre en cas de coup dur. Il se souvint du rameur, du banc, des haltères et du sac de frappe. Il n’aurait pas le dessus. Pas à un contre deux, avec son arme restée à l’hôtel de police et Kirsten dans les vapes. Il allait devoir se montrer plus malin que ça.

— Je peux utiliser vos toilettes ? lança-t-elle vers l’étage.

Des pas lourds descendant l’escalier. Labarthe apparut. D’abord ses jambes puis son visage étroit, avec son petit sourire ambigu.

— C’est par là, dit-il en lui montrant une porte. Je vous en prie.

Une fois à l’intérieur, Kirsten ouvrit le robinet, se pencha et se passa le visage sous l’eau froide. Que lui arrivait-il ? Elle se sentait vaseuse. Elle avait l’impression qu’elle allait être malade, son front était mouillé de sueur. Elle entra ensuite dans les W.-C., baissa son pantalon et sa culotte, s’assit sur la lucarne. Alors qu’elle se soulageait, elle eut la sensation que son cœur n’arrêtait pas de changer de régime, de s’emballer et de ralentir.

Que lui arrivait-il, bon Dieu ? Elle s’essuya, se redressa péniblement, respira un bon coup et ressortit.

Les Labarthe étaient tous les deux assis dans le coin salon, à présent. Leurs visages et leurs regards pivotèrent vers elle avec un bel ensemble, comme s’ils étaient mus par un même marionnettiste, et elle faillit éclater de rire.

Ne rigole pas. Ces deux-là, tu devrais t’en méfier, ma vieille, dit une petite voix intérieure. À ta place, je décamperais d’ici vite fait.

Elle était sûre que, dans son état — à supposer qu’elle se mît à courir vers la porte —, ils la rattraperaient en moins de deux. D’ailleurs, ils avaient juste parlé de prendre un verre et de lui montrer des photos du chalet pendant sa construction — ou plutôt son aménagement, puisqu’il s’agissait d’une ancienne ferme.

Elle songeait à tout ça en traversant le grand séjour dans leur direction. Elle se demanda soudain combien de temps elle avait mis pour le faire. Elle perdait à la fois la notion du temps et de l’espace, putain — et le sol lui semblait onduler par vagues. Aurore Labarthe lui montra une place à côté d’elle sur le canapé et elle s’y laissa tomber.

La blonde souriait, sans détacher ses yeux de Kirsten, tout comme son mari.

Si vous croyez que j’ai perdu le contrôle, vous vous fourrez le doigt dans l’œil…

— Un autre verre ? proposa la femme blonde.

— Non, merci.

— Moi, je vais me resservir, dit l’homme.

— Tenez, dit Aurore Labarthe en posant l’iPad sur ses genoux, voici les photos de l’aménagement du chalet.

— Oh !

Elle baissa les yeux vers l’écran, essaya de fixer les photos du diaporama, mais elle avait du mal à faire le point — et les couleurs lui parurent étrangement saturées, comme celles d’un téléviseur mal réglé : des rouges, des verts, des jaunes criards, qui bavaient les uns sur les autres.