— Vous ne pouvez pas entrer ici sur une simple plainte du voisinage, constater qu’il ne se passe rien et remuer ciel et terre ! Foutez le camp !
Labarthe avait l’air plus inquiet que furieux. Servaz entendit un bruit là-haut, peut-être l’échelle qu’on remontait.
— C’est quoi ce bruit ? dit-il.
Il vit Labarthe se raidir.
— Quel bruit ?
— J’ai entendu un bruit.
Il fit mine de se diriger vers l’escalier. Le professeur s’interposa entre l’escalier et lui.
— Stop ! Vous n’avez pas le droit !
— Qu’est-ce qui vous rend si nerveux ? Qu’est-ce que vous cachez là-haut ?
— Quoi ? Mais de quoi vous parlez, bordel ? Je vous ai dit : mon fils dort là-haut.
— Votre fils ?
— Ouais ! Mon fils !
— Qu’est-ce qu’il y a là-haut ?
— Hein ? Mais rien, voyons ! Qu’est-ce qui vous prend ? Vous n’avez pas le droit de…
— Qu’est-ce que vous cachez ?
— Mais vous êtes malade ! Vous êtes qui, bon Dieu ? Vous n’êtes pas un gendarme… et vous étiez à l’hôtel hier… Qu’est-ce que vous nous voulez ?
C’est le moment que choisit son téléphone pour se mettre à tinter dans sa poche. Servaz savait ce que c’était : tous les messages accumulés que Kirsten lui avait envoyés pendant qu’il était dans le grenier, tous les coups de fil qu’elle lui avait passés en vain. Ils avaient choisi ce moment pour se rappeler à son bon souvenir.
— Qu’est-ce que… ? Votre téléphone sonne, dit l’homme d’un ton de plus en plus suspicieux.
Il ne devait pas le laisser reprendre du poil de la bête…
— OK. Je vais voir, dit Servaz en le contournant et en se dirigeant vers l’escalier.
— Attendez ! Attendez !
— Quoi ?
— Il vous faut un mandat, vous n’avez pas le droit de faire ça !
— Un mandat ? Vous voyez trop de films, mon vieux.
— Non, non. Une commission rogatoire… un truc dans le genre… quel que soit son nom, j’en ai rien à foutre… vous savez très bien ce que je veux dire… Vous ne pouvez pas entrer chez les gens comme ça. Je ne sais pas qui vous êtes, mais je vais appeler les gendarmes, dit-il en sortant son téléphone.
— D’accord, dit Servaz sans bouger. Faites donc ça.
Labarthe l’ouvrit, attendit une seconde, le referma.
— OK. Bon, qu’est-ce que vous voulez ?
— Pourquoi vous n’appelez pas les gendarmes ?
— Parce que…
— C’est quoi votre problème ? Il y a un truc louche là-haut. Y a un truc pas clair. Et je saurai ce que c’est. J’en aurai le cœur net. Le temps de descendre à Saint-Martin, de sortir un juge de son lit et de revenir ici avec une commission rogatoire.
Il se dirigea vers la sortie, sentit le regard de Labarthe dans son dos tandis qu’il s’éloignait vers la voiture que Kirsten avait laissée devant l’hôtel, dans la nuit froide.
Labarthe était en nage lorsqu’il passa sa tête par la trappe. Il vit la Norvégienne déjà attachée par les poignets à la poulie, bras levés. Aurore était en train de lui passer un linge humide sur la figure, dans les cheveux et dans le cou pour la réveiller. Tous ses gestes étaient emplis d’une grande tendresse, jusqu’au moment où elle lui assena une gifle qui claqua comme un coup de fouet et laissa une marque sur la joue gauche.
— ça craint salement en bas ! s’exclama son mari en émergeant dans le grenier. Elle ne doit pas rester là ! Il faut la ramener à l’hôtel !
La blonde se retourna.
— Qui c’était ?
Labarthe jeta un regard prudent à Kirsten, qui dodelinait de la tête en clignant des yeux, totalement partie.
— Un flic !
Il vit sa femme se raidir.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Il prétend que quelqu’un à l’hôtel a porté plainte à cause du bruit ! C’est des conneries !
Labarthe faisait des grands gestes.
— Je l’ai vu à l’hôtel hier. Qu’est-ce qu’il foutait là ? Il m’a dit qu’il allait revenir… ça craint !
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? dit Aurore Labarthe sans affolement excessif.
Son mari, lui, semblait beaucoup plus inquiet.
— Il faut qu’on se magne de la sortir de là ! Il faut la ramener à l’hôtel ! Tout de suite ! On dira qu’elle a trop bu.
À son tour, elle jeta un coup d’œil à Kirsten, présenta le téléphone de la Norvégienne à son mari. Sur l’écran, un message apparaissait :
Get out !
— C’est ce que je n’arrête pas de te dire ! Il faut…
— La ferme, le coupa-t-elle. Si tu me racontais d’abord tout depuis le début ? Respire. Calme-toi. Et raconte.
Collé à la fenêtre de la chambre, il scrutait le chalet. Si, dans trois minutes, rien ne s’était passé, il retournerait là-bas. Il avait fait mine de s’éloigner avec la voiture, l’avait rangée sur le bas-côté après le premier virage et était revenu à pied à l’hôtel.
Il consulta sa montre. Encore deux minutes. En cet instant, il aurait bien aimé avoir son arme.
Il se figea.
Une silhouette. Elle venait juste d’apparaître en haut du perron. Labarthe. Il regardait en direction de l’hôtel, puis Servaz le vit faire un signe à quelqu’un qui se tenait à l’intérieur du chalet. Aussitôt, Aurore Labarthe apparut, soutenant Kirsten. Ils l’aidèrent à descendre les marches, puis se mirent en route, un de chaque côté, la soutenant comme si elle était ivre. Et c’était bien l’impression qu’elle donnait.
Servaz inspira un bon coup. Quatorze minutes s’étaient écoulées depuis qu’il était ressorti du chalet. Ils n’avaient pas eu le temps de lui faire grand mal.
34.
Nourritures
Il passa une serviette humide et fraîche sur le visage baigné de sueur de Kirsten. Se redressa, alla à la salle de bains chercher un autre verre d’eau, essaya de la faire boire — mais, à la deuxième gorgée, elle eut un haut-le-cœur et écarta le verre.
C’était l’hôtelier qui la lui avait amenée.
Les époux Labarthe l’avait prévenu que la Norvégienne qui séjournait dans son hôtel, qui s’intéressait à l’architecture et à qui ils avaient proposé de prendre un verre, était complètement ivre. Sans doute était-ce une coutume dans son pays, lui avaient-ils dit, de boire plus que de raison.
Servaz ignorait ce que l’hôtelier leur avait dit, mais ils étaient repartis vers le chalet en se retournant à plusieurs reprises pour regarder les fenêtres de l’hôtel. Et, chaque fois, il s’était écarté.
Ils étaient grillés. À partir de maintenant, les Labarthe allaient être plus que jamais sur le qui-vive.
Ils avaient déjà dû informer Hirtmann de l’incident.
Comment s’y prenaient-ils pour le contacter ? Probablement via une adresse mail bidon, accessible seulement par le Web caché, ou un chat sur Telegram ou ChatSecure. Des communications cryptées, reroutées : Vincent lui avait fait une démonstration des nombreuses possibilités qu’offrait Internet aux amateurs de confidentialité.
— Fuck, je me sens vraiment merdique, déclara-t-elle soudain.