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Il se retourna. Elle était allongée sur son lit, pâle, les cheveux collés au front et aux tempes par la transpiration, la nuque et les épaules appuyées contre trois oreillers.

— J’ai une sale tête, pas vrai ?

— Atroce, confirma-t-il.

— On a merdé grave, dit-elle, ou quelque chose d’approchant. (Servaz eut un peu de mal à traduire la suite.) Cette petite salope sadique de Labarthe, elle nous l’a mise profond. J’ai des envies de meurtre.

Envies partagées, songea-t-il.

— Ce café est dégueulasse, ajouta-t-elle. Je crois que je vais vomir.

Elle se leva et courut à la salle de bains. Il l’entendit vomir à trois reprises, respirer fort entre deux, puis tirer la chasse d’eau.

Zehetmayer prenait son petit déjeuner à l’hôtel Sheraton de Prague. Au milieu de touristes chinois. Il détestait ça. Il avait dormi dans la chambre 429, après avoir passé la soirée à se balader dans Malá Strana et la vieille ville. Il avait bien sûr fait une halte au cimetière juif et, comme chaque fois, debout au milieu du chaos des pierres dressées, dans le silence et la lumière funèbres du crépuscule, entre les vieilles façades qui gardaient la mémoire des siècles, le temps s’était aboli et il avait été ému aux larmes.

Un court instant, il avait eu honte de les sentir couler sur ses joues mais il n’avait rien fait pour les essuyer, les laissant mouiller le col de sa chemise et goûtant leur sel sur ses lèvres. Il n’y avait pas à en avoir honte : au cours de sa longue existence, il avait vu des hommes très courageux pleurer et des lâches aux yeux secs. Il s’était senti pénétré et purifié par la lumière, le silence, la pensée de toutes ces âmes et de leur histoire. Il avait pensé à Kafka, au Golem — à sa fille profanée et tuée par un monstre. Car il y avait une pureté dans la haine, comme il y en a une dans l’amour.

L’homme qu’il attendait ce matin-là s’appelait Jiri. Il était tchèque.

Zehetmayer le vit s’avancer entre les tables. Jiri avait un visage de faune barbu qu’on n’oubliait pas facilement — ce qui pouvait se révéler quelque peu ennuyeux dans son métier —, des joues creusées de rides profondes comme des coups de cutter, un poitrail puissant et un regard incandescent. Il ne ressemblait pas à un tueur mais à un poète, à un homme de théâtre. Il aurait pu être acteur chez Tchekhov, chanteur lyrique. Pour ce que Zehetmayer en savait, Jiri était un artiste à sa façon.

Très bien. Zehetmayer ne croyait pas à ces foutaises romantiques sur les assassins et les voleurs. Toute cette mythologie pour bourgeois rêvant de s’encanailler.

Jiri s’assit en face de lui et fit signe au serveur.

— Café, dit-il. Noir.

Il se leva, marcha jusqu’au buffet, revint avec une assiette pleine de saucisses, d’œufs brouillés, de bacon, de viennoiseries et de fruits.

— J’adore les petits déjeuners dans les hôtels, dit Jiri en guise d’explication.

Il se mit à dévorer.

— On m’a dit que vous étiez un grand professionnel, déclara Zehetmayer en préambule.

— Qui vous a dit ça ?

— Notre ami commun.

— Ce n’est pas un ami, rectifia Jiri. C’est un client. Vous aimez votre travail, monsieur Zehetmayer ?

— C’est plus qu’un travail, c’est…

— Vous aimez votre travail ? répéta Jiri.

Zehetmayer se rembrunit.

— Oui, passionnément.

— Aimer ce que l’on fait, c’est important. Aimer… il n’y a rien de plus important dans la vie.

Zehetmayer fronça les sourcils. Il était assis, par un petit matin praguois, en face d’un tueur qui lui parlait d’amour.

Il était 9 heures passées de quelques minutes, ce lundi matin, quand Roland Labarthe se connecta à l’application Telegram via son iPhone. La messagerie avait été récemment rendue célèbre par la presse, selon laquelle elle était le service de messagerie préféré des terroristes. Si cette publicité gratuite avait attiré les feux éphémères de l’actualité sur elle, avec dix milliards de messages expédiés chaque jour, Telegram était loin d’être un service confidentiel. Cependant, une de ses options permettait l’envoi de messages cryptés de bout en bout et l’autodestruction des messages au bout d’un laps de temps choisi par l’utilisateur.

C’était cette option « chat secret » que Labarthe avait activée en ce lundi matin. Le récepteur à l’autre bout se faisait appeler « Mary Shelley ». Mais Labarthe savait pertinemment qu’il ne s’agissait pas d’une femme. Le seul point commun entre Julian Hirtmann et l’auteur de Frankenstein, c’était Cologny, la commune genevoise où ils avaient tous les deux vécu. Le premier message du Suisse surgit presque aussitôt.

[J’ai reçu une alerte. Qu’est-ce qui se passe ?]

[Il s’est passé quelque chose de bizarre cette nuit]

[Ça concerne Gustav ?]

[Non]

[Où ça ?]

[Au chalet]

[Raconte. En détail. Sois précis. Concis. Factuel]

Labarthe narra, avec un minimum de détails, l’épisode de la veille : la visite de la Norvégienne, soi-disant architecte, puis du flic qu’il avait déjà vu la veille à l’hôtel, la façon dont celui-ci avait cherché à fouiner partout.

Il omit toutefois de dire qu’ils avaient essayé de la monter dans le grenier. Et surtout qu’ils avaient drogué Gustav. La première fois qu’ils l’avaient fait, ç’avait été une idée d’Aurore. Labarthe avait désapprouvé. Il n’osait penser aux conséquences si le Suisse venait à l’apprendre ; rien que d’y songer, il en avait le sang qui se figeait. Mais, comme d’habitude, Aurore n’en avait fait qu’à sa tête.

[Pas de panique. Tout ça est normal]

[Normal ? Et s’ils commencent à s’intéresser à Gustav ?]

[C’est ce qu’ils font]

[Comment ça ?]

[Ils sont là à cause de Gustav. Et de moi]

[Comment le savez-vous ?]

[Je le sais]

Labarthe lança une imprécation silencieuse. Il arrivait, à certains moments, que son Maître lui tapât sur les nerfs.

[Qu’est-ce qu’on doit faire ?]

[Restez sur vos gardes. Surveillez-les vous aussi. Faites comme si de rien n’était]

[Jusqu’à quand ?]

[Ils ne feront rien tant que je ne me montrerai pas]

[Et vous comptez vous montrer ?]

[Vous verrez bien]

[Vous savez que vous pouvez avoir la plus absolue confiance en nous]

La réponse tarda à venir.

[Parce que vous croyez que je vous aurais confié Gustav dans le cas contraire ? Continuez. Sans rien changer]

[Très bien]

Roland Labarthe voulut ajouter quelque chose, mais il vit que son interlocuteur s’était déconnecté. Il fit de même. Dans quelques secondes, leur conversation se serait autodétruite et il n’en resterait aucune trace nulle part.