À moins que Telegram ne stockât les messages cryptés sur ses serveurs à l’insu de ses utilisateurs, comme l’en accusait l’organisation non gouvernementale Electronic Frontier Foundation.
Le Suisse éteignit son téléphone et leva les yeux. À quelques mètres de lui, Margot Servaz avançait dans les allées du grand marché couvert Victor-Hugo plein de bruits et de senteurs. S’attardant devant les étals de fruits, de poisson, de fromages, tous terriblement appétissants. Elle examinait, soupesait, évaluait, achetait, puis repartait. Trois mètres derrière elle, un policier en civil perdu dans la foule ne la quittait pas des yeux.
Erreur, songea Julian Hirtmann en sirotant son café sur le petit comptoir. Il aurait mieux fait de s’intéresser à ce qui se passait autour d’elle. Il reposa sa tasse, paya et se remit en marche. Margot s’était immobilisée devant le stand de la charcuterie Garcia. Hirtmann passa derrière elle, contourna le comptoir qui s’étirait sur trois côtés et avança jusqu’à l’endroit où le maître des lieux coupait son jambon ibérique pata negra hors de prix.
Hors de prix mais sublime.
Le Suisse en commanda deux cents grammes, de la catégorie la plus chère, en regardant Margot là-bas, qui remplissait son cabas. Elle était vraiment belle, à son goût. Aussi fraîche dans son manteau d’hiver que les poissons couchés dans la glace, aussi tendre que le jambon de chez Garcia, ses joues rougies et lustrées par le chaud et froid ressemblaient à de belles pommes au rayon primeurs.
Martin, pensa-t-il, ta fille me plaît. Mais j’imagine que tu verrais d’un assez mauvais œil un gendre tel que moi, pas vrai ? Bref, m’autoriseras-tu seulement à l’emmener au bal ?
Tandis qu’il observait le chalet par la fenêtre, Servaz entendit Kirsten vomir dans la salle de bains. Il se demanda ce que les époux Labarthe avaient bien pu lui refiler. Il l’avait interrogée. Elle n’avait qu’un souvenir très flou de la soirée.
Son téléphone sonna. Il regarda l’écran. Jura intérieurement. Margot ! Les derniers événements la lui avaient sortie de la tête. Il fit glisser le bouton vert, appréhendant de nouvelles remontrances.
— Papa, dit sa fille d’une voix contrite. Est-ce que je peux te parler ?
Il entendit Kirsten rendre tripes et boyaux dans son dos, puis lui dire quelque chose à travers la porte, quelque chose qu’il ne comprit pas.
— Bien sûr. Je te rappelle dans cinq minutes, d’accord ? Cinq minutes.
Il raccrocha. Kirsten était en train de lui parler, mais toutes ses pensées décrivaient des cercles autour de Margot.
— Martin ? lança-t-elle finalement depuis la salle de bains.
— Margot vient d’appeler, répondit-il sans se retourner, en entendant la porte s’ouvrir.
— Tout va bien ?
— Je ne sais pas. Je vais descendre la rappeler. Ça me fera du bien un peu… d’air frais.
— Martin…
Il se dirigea vers la porte de la chambre. Surprit le regard interrogateur de son équipière depuis le seuil de la salle de bains.
— Quoi ? dit-il.
— Le médicament, ça ne t’ennuie pas de me le rapporter ?
— Quel médicament ? demanda-t-il en se sentant un peu stupide.
— Je te disais qu’il y a une pharmacie à l’entrée du village, à trois cents mètres d’ici. Tu pourrais y passer m’acheter quelque chose pour que ces nausées s’arrêtent, répéta-t-elle patiemment.
— Oui, bien sûr.
— Merci.
Il prit conscience que Kirsten avait dû lui répéter plusieurs fois la même chose. Pourtant, son cerveau l’avait zappé. Tout à coup, il eut un doute terrible : est-ce que le coma pouvait provoquer ce genre de chose ? Ou est-ce que c’était simplement de la distraction ? Est-ce qu’il y avait une zone de son cerveau qu’il avait pu endommager et qui aurait cessé de fonctionner ? Il essaya désespérément de se souvenir si cela s’était déjà passé depuis son réveil.
Troublé, il marcha jusqu’à l’ascenseur, ouvrit son téléphone en pénétrant dans la cabine. Il avait plusieurs messages. Tous de Margot. Elle avait appelé à plusieurs reprises au cours de la nuit précédente, le dernier message datait de quelques minutes à peine avant son appel. Il l’ouvrit :
Papa, je ne parlais pas sérieusement. Et je sais que toi non plus. Mais, s’il te plaît, dis-moi que tu vas bien. Je m’inquiète.
En émergeant dans le hall, il vit L’hôtelier s’approcher de lui.
— Comment va votre équipière ? demanda-t-il. Elle était méchamment ivre hier soir.
Servaz s’immobilisa.
— Ma quoi… ?
— Zêtes de la police, pas vrai ?
— …
— C’est le chalet que vous surveillez ?
Servaz resta muet, se contentant de dévisager l’homme.
— Je n’ai rien dit, le rassura celui-ci. Quand ils ont ramené votre… équipière, cette nuit, je n’ai pas parlé de vous. J’ai fermé ma putain de gueule, j’ai fait semblant de gober leurs salades. Je ne sais pas ce que vous leur reprochez mais, autant vous le dire, je ne les ai jamais trouvés nets, ces deux-là. Bonne pioche, si vous voulez mon avis.
Cette manie qu’avaient les gens de nos jours de donner leur avis sur tout, même quand on ne le leur demandait pas. Servaz le regarda s’éloigner.
35.
Bile
Nous passons notre vie à comparer. On compare des maisons, des télévisions, des voitures ; on compare des hôtels, des couchers de soleil, des villes, des pays. On compare tel film et son remake, telle ou telle interprétation d’un même rôle. On compare notre vie d’avant et celle de maintenant, des amis tels qu’ils étaient et ce qu’ils sont devenus. La police, elle, compare empreintes digitales, traces ADN, témoignages, versions successives des gardés à vue et aussi — quand elle en a l’occasion — armes et munitions.
On appelle ça des tirs de comparaison. À Toulouse, c’était la Section balistique du Laboratoire de police scientifique, situé au troisième étage de l’hôtel de police, qui s’en chargeait. Le stand et le caisson de tir se trouvaient, eux, au sous-sol. La première étape consistait à examiner l’arme. Par exemple, la présence ou non de poussière pouvait donner une indication sur le temps écoulé depuis le dernier tir, en particulier s’il y avait plus de poussière près du canon que de la culasse, ce qui laissait supposer que l’arme n’avait pas été utilisée depuis pas mal de temps. Curieusement, ce n’était pas le cas du Sig que l’ingénieur avait sous les yeux. Pourtant, son propriétaire, le commandant Servaz, affirmait qu’il n’avait pas utilisé son arme depuis des mois. La dernière fois où il l’avait fait, selon lui, c’était au stand de tir — avec les résultats malheureux que l’on sait. Bizarre, se dit Torossian en faisant la grimace. Il aimait bien Servaz. Mais cette arme avait tout l’air d’avoir été utilisée à une date beaucoup plus récente.
Il le nota dans son petit carnet puis la rangea, avec son étiquette, à côté des autres. Quand il aurait terminé, il procéderait aux tirs de comparaison.
Appel à Margot.
Il laissa sonner, tout en descendant les marches de la terrasse puis la rue enneigée en direction des commerces, quelques centaines de mètres plus loin.