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— Papa, dit-elle enfin. Dis-moi que tu vas bien. Je me suis inquiétée.

Sa voix nouée… elle semblait sur le point de pleurer. Il sentit son estomac se serrer.

— Je vais bien, dit-il en piétinant les congères au bord de la route d’une démarche maladroite. On a eu une nuit… un peu agitée. Je n’avais pas vu tes messages. Je viens de les découvrir, je suis désolé.

— ça ne fait rien, j’étais très en colère. Je ne pensais pas toutes ces choses que tu as lues.

— Ça n’est pas important, dit-il.

Mais si, ça l’était, en vérité. Car il venait de les lire, ces messages. Ils étaient pleins de vague à l’âme et de doléances. Pour la première fois de sa vie, sa fille se demandait ouvertement si elle comptait pour lui, lui déclarait avoir la sensation qu’elle était la dernière des priorités de son père. Et qui sait, se dit-il, s’il n’y avait pas un peu plus qu’un soupçon de vérité là-dedans. S’il n’était pas devenu, à son insu, un paternel merdique…

— Comment ça, ça n’est pas important ? réagit-elle aussitôt à l’autre bout.

Putain, jura-t-il en son for intérieur. C’est pas vrai, ça va pas recommencer. Il aurait voulu lui dire, là, tout de suite, qu’il l’aimait, qu’il allait trouver le temps, qu’elle devait lui laisser une chance. Au lieu de ça, il écouta le sermon de Margot pendant les trois cents mètres restants, manquant à deux reprises s’étaler sur les monticules de neige, se contentant de répondre une ou deux fois par monosyllabes sans parvenir à endiguer le flot des récriminations filiales. Comme il continuait de se déverser inexorablement dans son oreille, il demeura planté devant l’entrée de la pharmacie cinq bonnes minutes de plus avant de se décider à entrer. Il masqua le téléphone d’une main et demanda du Primperan.

— Il y avait une fête, cette nuit, au village ? lui demanda le pharmacien en souriant.

Servaz haussa les sourcils en signe d’incompréhension.

— Vous êtes la deuxième personne en cinq minutes à m’en demander.

Il ressortit sans que le monologue se fût tari ni ralenti, avisa une terrasse de café et s’y assit malgré le froid. Dans l’appareil, Margot continuait de se soulager de tout ce qu’elle avait sur le cœur.

— Bonjour, dit le serveur.

— Un café, s’il vous plaît.

— À qui tu parles ? demanda soudain sa fille, interrompant son monologue.

— À un garçon de café, répondit-il avec une pointe d’agacement.

— Très bien. Je vais te laisser. S’il te plaît, ne me dis plus jamais que je me comporte comme une mère. La vérité, c’est que toi tu te comportes comme un petit garçon. Et tu rends les choses difficiles, papa.

— Je suis désolé, lâcha-t-il malgré lui.

— Ne le sois pas. Change. Bises.

Il regarda son téléphone, incrédule. Elle avait raccroché ! Après quinze bonnes minutes de sermon au cours desquelles il n’avait pas pu en placer une, encore moins se justifier ou se défendre.

Le ventre de Kirsten continuait de se contracter, mais plus faiblement : les nausées s’étaient éloignées. Du moins parvenait-elle à les maintenir à distance. Que fichait Martin ? Vingt bonnes minutes qu’il était parti pour la pharmacie. À présent, elle avait la migraine, la bouche si pâteuse qu’elle lui semblait emplie de sable et une douleur plantée comme un clou entre les omoplates, sans doute provoquée par la violence avec laquelle elle s’était vidé les boyaux cette nuit. Elle marcha jusqu’à la salle de bains. Elle devait sentir très fort la sueur et, selon toute probabilité, refouler du bec.

Elle se brossa les dents, jeta une serviette sur le sol, se déshabilla et entra dans la cabine. Ouvrit le robinet. Se glissa sous le jet.

Quatre minutes plus tard, elle ressortait, une serviette nouée autour des seins. Elle songea à l’odeur qui devait régner dans la pièce, se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit en grand.

L’air froid comme un baume, le soleil comme une caresse, le vent qui soulève la neige en petits nuages. Un chien qui aboie. Une cloche au loin. Une voix qui en appelle une autre. C’est agréable d’être en vie, songea-t-elle.

Elle avisa un véhicule là-bas, sur sa gauche, venant dans sa direction. Aussitôt, elle reporta son attention sur le chalet. La Volvo avait disparu. Merde… Kirsten alla chercher les jumelles abandonnées sur le lit défait de Martin, revint à la fenêtre et fit le point.

C’était bien la Volvo qui s’approchait. Mais, vue d’ici, elle était incapable de distinguer qui se trouvait à l’intérieur. Elle déplaça les jumelles vers le chalet, les fenêtres apparurent en gros plan dans son champ de vision. L’une d’elles était grande ouverte, le vent soulevait les rideaux et les faisait danser à l’extérieur.

Pendant plusieurs secondes, Kirsten contempla, hypnotisée, cette danse silencieuse, cet envol blanc et lumineux.

Jusqu’à ce que, soudain, Aurore Labarthe apparaisse et rompe le charme. Kirsten la vit se pencher à l’extérieur pour saisir les rideaux, les remettre à leur place puis refermer la fenêtre.

Cela avait duré moins de dix secondes, mais elle avait obtenu une partie de l’information qu’elle désirait. Il n’y avait plus que deux options possibles pour les occupants de la voiture :

1°) ce connard de Labarthe.

2°) ce connard + Gustav.

Aurore Labarthe referma la fenêtre après un coup d’œil à la Volvo qui rentrait de la pharmacie, là-bas, son pot d’échappement crachant dans l’air froid une épaisse fumée noire riche en particules. Qu’est-ce qu’il foutait, putain ? La pharmacie était à peine à un kilomètre du chalet. Il aurait dû rouler moins vite ! Sa chiffe molle de mari… Il l’exaspérait mais, pour une fois, elle devait bien admettre qu’il avait raison : ils avaient merdé. Et, ce qui la mettait encore plus en fureur, par sa faute. Elle avait totalement sous-estimé les effets secondaires du sédatif sur Gustav. Pourtant, elle connaissait parfaitement la maladie du gosse, sa très grande fragilité hépatique. Hirtmann les avait longuement mis en garde là-dessus.

« Atrésie biliaire », ça s’appelait. Une maladie d’origine inconnue, touchant environ un enfant sur dix ou vingt mille, qui se caractérisait par une obstruction des voies biliaires, empêchant la bile de s’évacuer du foie — et qui, non traitée, pouvait conduire au décès de l’enfant par cirrhose biliaire secondaire.

Si jamais le Suisse apprenait qu’à deux reprises ils l’avaient drogué pour être tranquilles au cours de leurs petites soirées, Aurore ne donnait pas cher de leur peau. Il serait sans pitié. Hirtmann tenait plus à ce gamin qu’à sa propre vie. Qui était vraiment ce gosse ? Elle se l’était souvent demandé. Était-ce réellement son fils ? Et, dans ce cas, où était la mère ? Ni Roland ni elle ne l’avaient jamais vue.

Elle remonta le couloir et entra dans la chambre de Gustav. Pinça le nez devant l’odeur de vomi. Attrapa la couette et les draps souillés par un coin et les arracha du lit, les laissant tomber sur le sol.

Un gargouillis lui parvint de la salle d’eau attenante.

Elle contourna le lit et franchit le seuil de la salle d’eau. Gustav était agenouillé devant les W.-C., dans son pyjama bleu. Il se vidait, la tête penchée dans la cuvette.

Le pauvre haletait, la respiration sifflante, ses cheveux blonds collés en touffes par la sueur laissaient voir son crâne rose. En l’entendant, il se redressa et lui lança un regard triste et douloureux. Seigneur, ce gamin ne se plaignait jamais, sauf pour réclamer son père, se dit-elle. Une bouffée de honte la fit presque suffoquer.