Kirsten lui demanda de quelle arme il s’agissait. La réponse la fit grimacer.
— Il y a quelqu’un d’autre qui l’est à bord ? voulut-elle savoir.
— Le capitaine, il a une arme dans sa cabine. C’est tout.
Merde, songea-t-elle. Elle regarda la tempête qui cinglait le hublot noir, puis de nouveau Kasper. Celui-ci hocha la tête. Son regard exprimait clairement ce qu’il pensait de la situation.
— On est tout seuls, conclut-elle.
— Et, contrairement à nous, il est sur son territoire, ajouta Kasper.
— Je peux savoir ce qui se passe ? dit le balèze.
Kirsten défit l’étui sur ses reins sans sortir son calibre.
— Prends ton arme. Mais n’en fais usage que si je te le dis.
Elle vit le costaud devenir tout pâle.
— De quoi est-ce que vous parlez ?
— Nous allons appréhender quelqu’un…
Elle se tourna une nouvelle fois vers la femme qui, à présent, ouvrait de grands yeux.
— Conduis-nous.
Cette fois, elle s’empressa d’obtempérer. Elle attrapa sa veste imperméable accrochée à une patère. Elle avait perdu toute agressivité ; de toute évidence, elle avait peur. Ils quittèrent le petit bureau à la queue leu leu et longèrent une étroite coursive jusqu’à un escalier métallique aussi raide que tous les autres. En haut des marches, Kirsten aperçut les néons extérieurs.
Ils émergèrent dans la nuit et le grondement de l’océan déchaîné enfla de nouveau dans ses tympans.
La femme blonde les précéda à travers le labyrinthe zébré de pluie. Il pleuvait comme vache qui pisse ; les averses luisaient sur le fond opaque des ténèbres et devant les lampes. Kirsten releva le col de son manteau. Elle sentit la pluie glacée lui doucher la nuque et lui couler dans le dos. Leurs pas vibraient sur les passerelles, mais le bruit était noyé par le vacarme ordinaire de la plate-forme.
D’énormes tuyaux montaient comme des orgues au-dessus d’eux, alignés et suspendus à la superstructure. Chacun plus haut qu’une maison. La tempête les faisait danser, chanter et s’entrechoquer comme les tubes d’un carillon à vent. Un autre escalier… Ils dévalèrent les marches et se retrouvèrent sur un pont envahi par une boue grasse, huileuse, encombré de machines et de conduits. Kirsten aperçut la forme vague agenouillée dans le fond, illuminée par intermittence. L’adrénaline diffusait dans ses veines. Elle vérifia que son arme était facilement accessible en passant discrètement une main sur ses reins. La visière opaque du soudeur s’illuminait chaque fois que le puissant soleil blanc jaillissait de son arc ; des étincelles et de la fumée s’élevaient tout autour. Elle songea que son casque évoquait le heaume de quelque chevalier. Concentré sur sa tâche, il ne les avait pas entendus arriver.
— Neveu ! hurla la femme blonde.
Le casque et la visière se relevèrent, le soleil s’éteignit. Un bref instant, Kirsten crut deviner un sourire à travers la visière.
— Poussez-vous, dit-elle calmement en écartant la femme. Philippe Neveu ? Norway police ! lança-t-elle en anglais.
L’homme ne réagit pas. Il resta là, sans rien dire, immobile, la torche de soudage dans sa main gantée. Kirsten ne voyait pas ses yeux ni son visage. Toujours à genoux, il reposa la buse de son appareil sur le sol métallique et retira lentement ses gants épais. Puis il éleva ses mains pâles vers son casque. Kirsten suivait chacun de ses gestes. Elle avait sa main droite en arrière, tout près de ses reins. Celles de l’homme s’élevèrent enfin au-dessus de sa tête et son visage apparut sous le casque. C’était bien celui de la photo.
Il y avait une lueur bizarre dans ses yeux et tous les sens de Kirsten furent aussitôt en alerte.
L’homme agenouillé se déplia tout doucement, et elle eut l’impression qu’il prenait son envol tant il était grand et maigre, bien que chaque geste fût fait au ralenti.
— Doucement, lui dit-elle. Slowly.
Elle chercha les serflex dans sa poche droite, ne les trouva pas. Zut ! Elle plongea dans la gauche. Elles étaient bien là. Elle jeta un coup d’œil à Kasper. Il était aussi tendu qu’elle, il ne quittait pas l’homme des yeux, et Kirsten vit les muscles de sa mâchoire jouer sous la peau de ses joues.
Six mètres.
C’était la distance qui les séparait.
Elle allait devoir la franchir si elle voulait lui passer les menottes. Elle regarda autour d’elle. Kasper avait sorti son arme. L’agent de sécurité avait la main posée sur l’étui de la sienne, façon cow-boy au Far West. La femme blonde ouvrait de grands yeux effrayés.
— Keep quiet ! lança-t-elle en sortant les menottes. Understand me ?
L’homme ne bougea pas. Il regardait toujours avec cette lueur : celle d’un animal traqué.
Merde, elle n’aimait pas ça. Elle écarta une mèche de cheveux trempée qui lui tombait dans les yeux. La pluie lui martelait le crâne et coulait au bout de son nez.
— Mets les mains derrière la tête ! ordonna-t-elle.
Il obéit. Toujours avec la même lenteur circonspecte. Comme s’il craignait de déclencher une bavure policière. Sans cesser cependant de la regarder. Elle. Personne d’autre.
Il était vraiment grand. Elle allait devoir faire preuve de la plus grande prudence en s’approchant. Une gouttière dégoulinant des poutrelles d’acier lui tombait droit sur le crâne, mais il ne semblait pas s’en apercevoir. Il la fixait d’un air détaché.
— Maintenant, tu vas te retourner très lentement et te remettre à genoux. Les mains toujours sur la tête, c’est compris ?
Il ne répondit pas mais s’exécuta, pivotant doucement sur lui-même. L’instant d’après, il avait disparu. Quitté leur champ visuel… Aussi facilement que s’il avait exécuté un tour de magie, il avait filé derrière une grosse citerne cylindrique et un panneau électrique, sur la droite.
— MERDE !
Kirsten dégaina son arme, fit monter une cartouche dans le canon et se lança à sa poursuite. Elle contourna la citerne. Le treillis métallique du sol vibrait sous sa course. Elle le vit tourner à gauche après une sorte de gros tuyau coudé boulonné à un tuyau identique et dévaler des marches, à une dizaine de mètres. Se précipita à sa suite. En bas des marches, une étroite passerelle enjambait les flots furieux pour rejoindre une autre partie de la plate-forme bien moins éclairée.
— Kirsten, reviens ! beugla Kasper derrière elle. Reviens ! Il ne pourra pas aller loin !
Trop énervée pour réfléchir, elle dévala l’escalier et s’engagea à son tour sur la longue passerelle, fonçant vers la partie de la plate-forme plongée dans la nuit.
— Kirsten ! Reviens ! Bon Dieu !
Elle entrevit les vagues gigantesques au-dessous d’elle, frangées d’écume, à travers le sol grillagé. Qu’est-ce que tu fous ? À quoi tu joues ? Elle courut à toutes jambes, l’arme à la main, vers l’autre côté de la plate-forme, lequel semblait particulièrement noir et désert.
Un labyrinthe, voilà ce que c’était. Un dédale de poutrelles d’acier, d’escaliers et de barrières. Oui, elle savait qu’elle n’aurait pas dû y aller, mais après tout ce type avec son sourire à la con était engoncé dans une combinaison qui devait peser vachement lourd et le handicaper grandement, et il n’était pas armé, contrairement à elle. C’est ce qu’elle leur répondrait, quand ils lui demanderaient pourquoi elle avait pris un tel risque. C’est ce qu’elle prétendrait avoir pensé à ce moment-là.
Au moment où elle prenait pied de l’autre côté (elle pensa aux tours d’angle d’un château reliées par un chemin de ronde), une vague encore plus haute que les autres frappa l’une des piles au-dessous et des embruns glacés lui fouettèrent le visage. Elle le chercha des yeux. En vain. Cependant, il aurait pu être n’importe laquelle des ombres qui l’entouraient. Il lui suffisait pour ça de ne pas bouger.