— Tu ne crois pas que tu aurais pu m’en parler avant ?
Servaz ne dit rien. Il jeta un coup d’œil à son adjoint. Avec sa mèche balayant son front, son visage poupin et sa bouille d’adolescent, il approchait les quarante ans et néanmoins le temps n’avait aucune prise sur lui. Servaz le trouvait inchangé depuis qu’il avait franchi pour la première fois la porte de son bureau, dix ans plus tôt.
Vincent était un véritable geek et un garçon assez maniéré. Au début, il avait été la cible de pas mal de lazzis et d’injures homophobes jusqu’à ce que Servaz y mette le holà. Par la suite, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde, le seul véritable ami, en vérité, qu’il eût dans la police — et en dehors. Servaz était même le parrain de son fils.
— Désolé, dit-il.
— C’est vrai, non ? Martin, ça fait combien de temps qu’on se connaît ?
— Quoi ?
— Bon Dieu, tu ne me dis plus rien. Ni à moi ni à Samira.
— Je ne suis pas sûr de te suivre.
— Tu as changé, Martin, depuis ton coma.
Il se raidit.
— Pas du tout, répondit-il fermement. La preuve : c’est à toi que j’en parle en premier.
— Et tu as bien fait. Putain de merde, je ne sais pas quoi te dire… Tu as vu Hirtmann, tu l’as… rencontré, tu as été dans la même pièce que lui. Et tu l’as laissé filer… Martin, merde ! c’est de la folie !
— Tu voulais que je fasse quoi ? Tu crois que j’ai renoncé à l’arrêter ? Ce gosse est en danger de mort… Et c’est peut-être mon fils…
— Il n’y a pas moyen de le soigner ici ?
— Tu vas m’aider ou pas ?
— Qu’est-ce que tu attends de moi ?
— Ce type de l’IGPN, il en est où ?
— Rimbaud ? Il est persuadé que c’est toi qui as fumé Jensen.
— C’est ridicule.
Espérandieu lui lança un regard insistant.
— Évidemment que c’est ridicule. Mais ce con n’a pas d’autre piste. Alors, il s’y accroche. De toute façon, une fois que les comparaisons de tir auront été effectuées, il n’aura plus rien contre toi.
Servaz évita le regard de son adjoint. Une pensée le frappa tout à coup. Est-ce que Vincent avait raison ? Est-ce qu’il avait changé à ce point depuis le coma ? Au point que même ses amis ne le reconnaissaient pas ?
— La question qui se pose, continua Vincent, c’est qui avait intérêt à fumer cette raclure.
— À part moi, tu veux dire.
— Martin, putain, je n’ai pas voulu dire ça…
Servaz hocha la tête. Mais Vincent Espérandieu n’était pas décidé à en rester là.
— Depuis quand tu interprètes de travers ce que disent tes amis ? Merde, tu veux que je te dise ? Depuis que t’es sorti du coma, je me demande à qui je parle : à toi ou à un autre.
C’est une question que je me pose moi aussi.
— Est-ce que tu peux garder Rimbaud à l’œil ? demanda-t-il.
— Ça va être difficile. Il se méfie de Samira et de moi.
— Qui s’occupe des tirs de comparaison ?
— Torossian.
— Lui, on le connaît. Tu pourrais le sonder, voir où il en est.
— D’accord, dit Vincent. Je vais voir ce que je peux faire.
Il agita les deux sachets.
— Tu vas faire quoi si c’est ton fils ?
— J’en sais rien.
— Et Margot, comment elle va ?
Servaz fut aussitôt en alerte.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Parce que je l’ai aperçue il y a deux jours dans le centre et elle avait vraiment une sale tête.
Il hésita. Regarda son adjoint.
— Toi aussi, tu l’as remarqué ?
Il baissa les yeux, les releva.
— Je me sens coupable, dit-il. Elle a tout laissé tomber pour être près de moi, et moi, de mon côté, je n’arrête pas de la laisser seule… Et puis, je me demande si… je ne sais pas… j’ai l’impression qu’il y a quelque chose… Elle a l’air si fatiguée, sur les nerfs. Mais elle ne me dit rien… C’est difficile entre nous, en ce moment. Je ne sais pas quoi faire.
— C’est simple.
Servaz regarda son adjoint avec étonnement.
— Demande-lui. Directement. Oublie les questions biaisées. Tu n’es pas dans un interrogatoire : c’est ta fille.
Servaz répondit d’un hochement de tête affirmatif. Vincent avait raison.
— Et cette fliquette norvégienne, il y a quelque chose entre vous ?
— En quoi ça te regarde ?
Espérandieu soupira. Une lueur d’irritation dans les yeux.
— En rien, en effet. Sauf qu’avant tu ne m’aurais pas répondu de cette façon. Non, sérieusement, tu me fous les boules.
Son adjoint se leva.
— Faut que j’y aille. J’ai du boulot. Je te tiens au courant pour l’ADN.
Kirsten vit les Labarthe revenir avec l’enfant vers 15 heures. Elle les observa un moment avec les jumelles, puis elle en eut brusquement marre. À quoi bon ? Elle jeta les jumelles sur le lit et allait s’allonger quand son téléphone vibra. Elle regarda l’écran.
Kasper. Il venait aux nouvelles.
Elle ne répondit pas. Là, tout de suite, elle n’avait pas envie de parler au flic bergénois. Son intérêt pour l’enquête était à mettre à son crédit, mais elle commençait à trouver un poil suspect ses coups de fil répétés : après tout, il ne lui avait pas paru si empressé que ça quand elle s’était rendue à Bergen. Alors, pourquoi, tout à coup, s’agiter de cette façon ? Elle s’était bien gardée de lui dire qu’ils avaient retrouvé le Suisse. Il n’aurait pas manqué d’en informer sa hiérarchie. De la même façon que Servaz n’avait pas averti la sienne. Pourquoi ? Parce qu’il ne voulait pas qu’on lui retire l’enquête pour la confier à quelqu’un d’autre ou pour une autre raison ? Elle-même n’avait pas dit grand-chose à Oslo. S’il y avait bien un truc qu’elle voulait éviter, c’était que la Kripos mette son nez dans ce qui se passait ici.
Elle fixait le plafond et pensait aux Labarthe. À ce qu’ils lui avaient fait subir. Et surtout à ce qu’ils n’avaient pas eu le temps de lui faire subir… Elle se sentait des envies de meurtre à cette idée. Cela n’aurait pas dû arriver. Quelque chose avait merdé. Elle n’était pas du genre à laisser couler. Elle se souvint de ses débuts en tant que policière en uniforme dans les rues d’Oslo. Elle était intervenue sur Rosenkrantz’ gate pour une bagarre dans un bar et elle avait interpellé un type en état d’ivresse en compagnie de son coéquipier. Comme il fallait s’y attendre, le type en question s’en était d’abord pris à elle et lui avait craché à la figure les mots que certains hommes emploient automatiquement dès qu’une femme s’oppose à eux. Malgré cela, l’homme s’était retrouvé dehors dès le lendemain, narguant les policiers de service avant de quitter le commissariat.
Il n’avait sans doute pas compris pourquoi, le lendemain soir, alors qu’il rentrait chez lui en titubant, ivre une fois de plus, une ombre avait surgi et s’était jetée sur lui. L’ivrogne avait eu plusieurs côtes cassées, la mâchoire enfoncée, une épaule déboîtée et trois doigts de la main droite retournés. À ce jour, il devait encore se demander ce qui s’était passé.
Elle commençait sérieusement à tourner en rond. Aussi enfila-t-elle ses bottes, son anorak et son bonnet et sortit-elle faire un tour dans la neige. Tout en s’enfonçant dans vingt centimètres de poudreuse, elle pensa à Martin, à la nuit qu’ils avaient passée ensemble. C’était plus qu’un coup. Sur le moment, elle avait senti naître quelque chose d’autre. Est-ce qu’il l’avait senti aussi ?