— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Aurore Labarthe.
— Comment ça, qu’est-ce qu’on fait ?
Elle jeta à son mari un regard excédé. Il était 21 heures et elle venait de coucher Gustav. La nuit était tombée depuis longtemps, le chalet silencieux.
— Tu n’as pas vu son regard à l’hôpital ? dit-elle. Il va revenir. Et, cette fois, il va nous punir.
Elle vit Roland devenir très pâle, ses traits se décomposer.
— Comment ça nous punir ?
— Tu vas faire le perroquet encore longtemps ? le rembarra-t-elle.
Elle ne vit pas le regard meurtrier qu’il lui lança, car elle s’était tournée vers la fenêtre.
— On doit filer d’ici, déclara-t-elle.
— Quoi ?
— Avant qu’il vienne s’occuper de nous.
— Pourquoi… Pourquoi… ferait-il… ça ?
Sa voix chevrotait presque. Quelle lopette !
— À ton avis ? Son grand truc, c’est de punir. Tu devrais le savoir, tu es son biographe. (Elle émit un ricanement.) On a merdé.
— Tu as merdé, osa-t-il rectifier. L’idée de droguer ce gosse, c’était la tienne. Et ta deuxième erreur, ça a été de le lui dire.
— Parce que tu crois que ce petit con d’interne ne l’aurait pas fait ? Ferme-la. Et arrête de chier dans ton froc.
— Aurore, ne me parle pas comme ça.
— La ferme. On n’a qu’une chose à faire : ramasser le maximum de choses et décamper.
— Et le gosse ?
— Dès qu’on est partis, tu appelles Hirtmann et tu lui dis de venir le récupérer, que les clefs du chalet sont dans le tuyau d’échappement de ma voiture et que Gustav dort dans son lit.
— On va aller où, bordel ?
— Loin d’ici. On change d’air. Et on changera de noms s’il le faut. Il y a des tas de gens qui font ça, qui disparaissent du jour au lendemain. On a assez de fric de côté.
— Et mon boulot à l’université ?
— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ? lui répondit-elle.
— Je te rappelle quand même que c’est grâce à lui si on a acheté cet endroit et si on…
Un bruit de moteur. Ils se turent. Pour la première fois, il vit la peur brouiller les traits d’Aurore lorsqu’elle se tourna de nouveau vers la fenêtre. Il regarda à son tour et se figea. Une voiture roulait très lentement sur la neige, elle avait dépassé l’hôtel et se dirigeait à présent vers le chalet, ses phares comme deux soleils puissants.
— C’est lui…, dit-elle quand la voiture se fut immobilisée au pied du chalet, devant les congères, et que les phares s’éteignirent.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— La même chose qu’à cette Norvégienne, décréta-t-elle. Ensuite, on le tuera. Après s’être amusés un peu…
Elle tourna son visage vers lui et il se sentit glacé : les yeux d’Aurore Labarthe étincelaient de cruauté.
Kirsten le vit descendre de la voiture et grimper les marches enneigées du perron.
Julian.
Elle déplaça ses jumelles et vit Aurore Labarthe à l’une des fenêtres du premier. Elle fit le point sur la femme blonde. Ses traits exprimaient la préoccupation, mais aussi autre chose : ruse, perfidie, stratagème… Kirsten sentit brusquement tous ses sens en alerte. Il se tramait quelque chose.
De toute évidence, Aurore Labarthe n’ignorait rien du danger que son mari et elle couraient. Hirtmann, de son côté, ignorait-il celui qui le guettait ? Kirsten avait la sensation qu’un nuage d’encre noire obscurcissait ses pensées. Comme si une pieuvre le lui avait craché à la figure en plein océan. Que faire ? Elle était venue sans arme. Où était Martin ? Sans doute sur la route. Elle composa son numéro. Tomba sur le répondeur.
Shit.
Il se tenait sur le perron, son ombre enveloppée dans un manteau d’hiver sombre saupoudré de flocons, sa mèche frontale dansant dans le vent par-dessus ses lunettes. Aurore Labarthe avait passé le peignoir en soie noire à galons rouges qu’il aimait tant, mais quand elle ouvrit la porte, il ne lui accorda pas la moindre attention. Pas plus qu’à son corps que, d’ordinaire, il ne manquait pas de détailler. À aucun moment le regard du Suisse ne se détourna du sien.
— Bonsoir, Aurore, dit-il.
Le ton était aussi frais que la nuit dehors. Elle sentit un frisson courir le long de chacune de ses vertèbres, sous la soie, comme la caresse d’un doigt glacé, des cervicales au sacrum. Elle remarqua son nez enflé, tuméfié, et le coton qui lui sortait des narines. Que s’était-il passé ?
— Bonsoir, Julian. Entre.
Elle se demanda, en s’effaçant, à quel moment il allait se jeter sur elle, mais il n’en fit rien et s’avança vers le grand séjour-cathédrale. Elle eut une pensée pour Roland, dans la cuisine — en train de préparer les cocktails. Son couard de mari devait avoir la main qui tremblait. Il n’avait pas intérêt à se tromper dans le dosage.
Quand Julian passa près d’elle, elle éprouva néanmoins ce mélange capiteux d’excitation et de crainte qu’elle ressentait toujours en sa présence. Il s’avança dans le grand séjour comme un animal — reniflant, flairant, humant, évaluant. Sûr de sa force mais à l’affût. Prêt à l’action et à la réaction. Aurore resserra la ceinture de son peignoir sur sa taille avant de s’avancer vers lui. Sortant de la cuisine, Roland apparut, un plateau supportant trois grands verres à cocktail dans les mains — et elle vit tout de suite qu’il avait bu pour se donner du courage.
— Maître, dit-il respectueusement. Veuillez vous asseoir.
— Arrêtons ces âneries, Roland, tu veux bien ? dit le Suisse en retirant son manteau humide et en le jetant sur le sofa.
Derrière les verres épais de ses lunettes, qui reflétaient les flammes dansant dans la cheminée pyramidale, ses yeux brillèrent d’une condescendance pure et glaciale. Labarthe acquiesça d’un signe de tête, sans oser le regarder. Il posa le cocktail crémeux et blanc devant lui.
— Un White Russian, comme d’habitude ?
Hirtmann acquiesça. Sans quitter Labarthe des yeux. Celui-ci posa le Champagne cocktail d’Aurore et son Old Fashioned sur la table basse. Une autre passion de Roland, les cocktails. Qui leur avait servi plus d’une fois lorsqu’il s’était agi d’« aider » leurs invités à se détendre et à entrer dans leur jeu.
— Je ne vous ai jamais dit que j’ai des racines russes ? dit le Suisse en élevant son verre. (Roland ne quittait pas le cocktail des yeux. Aurore eut envie de lui crier d’être plus discret. Mais son attention revint au Suisse. Qui avait immobilisé le verre à quelques centimètres de ses lèvres.) Russes et aristocratiques. Mon grand-père maternel a été ministre du gouvernement Kerenski avant la révolution d’Octobre. La famille résidait à Saint-Pétersbourg, rue Bolchaïa Morskaïa, à deux pas de chez les Nabokov.
Finalement, il avala une gorgée de la mixture qui avait l’apparence de la crème fouettée, puis une autre.
— Délicieux, Roland. Il est parfait.
Il reposa le verre. Roland regarda furtivement Aurore. Il avait versé presque trois grammes de GHB dans le cocktail. Une dose maousse. D’ici à quelques minutes, la substance se frayerait une route dans le cerveau du Suisse, modifierait son humeur, le pousserait à l’euphorie, dissoudrait ses angoisses et sa paranoïa et altérerait ses facultés motrices. Il cesserait alors d’être le redoutable Julian Hirtmann pour devenir une proie plus facile. Mais plus facile, concernant Julian Hirtmann, ne signifiait pas sans danger.