Elle lança un regard inquisiteur à son mari.
— Je vais m’en assurer, dit celui-ci. Commencez sans moi.
Elle eut envie de lui dire de n’en rien faire. Elle n’aimait pas l’idée de grimper là-haut seule avec le Suisse… Mais Hirtmann les observait et elle acquiesça à contrecœur.
Labarthe redescendit à l’étage en dessous. Elle entendit ses pas le long du couloir, en direction de la chambre du gosse. Hirtmann actionna l’interrupteur et disparut dans le grenier, faisant grincer l’échelle. Elle posa un pied dessus.
Pourquoi avait-elle l’impression de monter à l’échafaud ?
Tandis qu’elle gravissait les degrés, elle se dit que ce n’était pas une si bonne idée que ça, en fin de compte. Roland avait peut-être raison : ils auraient dû en finir en bas. Lorsqu’elle passa la tête hors du trou, elle frissonna : il se tenait debout près de la trappe, la dominant de toute sa hauteur, et l’observait de ses petits yeux luisants.
Elle aperçut son propre reflet dans les verres de ses lunettes. Pendant une demi-seconde, elle fut tentée de redescendre et de s’enfuir. Elle vit le message ridicule sur le mur :
Encore une idée de Roland. Quel imbécile ! Roland avait toujours été un cérébral, un homme de fantasmes, pas un homme d’action. Même dans leurs soirées violentes et mondaines, il n’était jamais le premier, il se tenait toujours en retrait, il attendait que les autres passent devant.
Elle se hissa sur le plancher, se déplia et se redressa. Hirtmann la regardait avec convoitise. Le vent hurlait contre le toit. Il devait faire un froid polaire là-dehors, mais ici régnait une chaleur qui lui fit tourner la tête et elle sentit immédiatement l’humidité dans son dos.
— Enlève ça, dit-il.
Elle s’exécuta — et la robe de chambre vola à ses pieds avec un bruit soyeux presque imperceptible. Il la contempla longuement, un regard de pur désir cette fois, qui n’omit aucune partie de son corps.
— C’est moi qui commande ici, ne l’oublie pas, lança-t-elle.
Il acquiesça, sa tête dodelinant toujours, ses paupières visiblement lourdes. Elle posa une main à plat sur sa poitrine, près de son cœur, le poussa doucement mais fermement en arrière, et il recula docilement. Elle attrapa un bracelet en cuir fixé à un câble, tira sur la poulie et le passa autour de son poignet gauche. Il se laissa faire en souriant. Il dévorait son corps des yeux.
— Approche ton visage, dit-il. Embrasse-moi.
Elle hésita mais leva son visage vers lui ; leurs poitrines se touchaient presque. Il inclina le sien, posa sa main libre sur sa nuque et l’embrassa sur la bouche. Elle répondit à son baiser. Il avait un goût de vodka et de liqueur de café. Elle avait l’impression que son cœur allait jaillir de sa poitrine. Brusquement, la grande main du Suisse quitta sa nuque et se referma sur sa gorge.
— Qu’est-ce que vous avez mis dans mon cocktail ?
Son cou pris dans un étau, elle ouvrit la bouche. Cherchant l’air auquel la poigne du Suisse interdisait d’entrer. Le sang envahit sa tête. Elle vit des points noirs devant ses yeux, comme un essaim de petites mouches.
— Lâche-moi !…
— Réponds.
— Rien… je te… jure…
Elle lui donna un coup de poing dans la poitrine — avec une force étonnante malgré le manque de recul — mais il ne relâcha pas son emprise pour autant. Elle voulut crier, mais tout ce qu’elle parvint à expulser fut un son à mi-chemin entre le sifflement et le râle. La main du Suisse écrasait ses carotides. Et le sang montant à son cerveau se raréfiait. Elle n’allait pas tarder à tourner de l’œil. La douleur au niveau de son larynx était insupportable. Elle essaya de respirer, mais sa gorge était bloquée. Son cœur tonnait comme un tambour.
Soudain, Hirtmann la lâcha.
Elle voulut reculer mais — avant d’avoir le temps de comprendre ce qui se passait — il lui assena un coup de poing qui fit exploser son nez, tachant le linoléum d’un nuage de sang presque noir, et elle s’effondra, son esprit éteint comme une chandelle qu’on souffle.
Il attrapa l’une des bougies. S’approcha d’elle. La passa devant ses yeux, à quelques centimètres, faisant glisser la lueur sur sa cornée, d’un œil à l’autre, telle la lampe d’un ophtalmo.
— Ils brillent plus que les miens, constata-t-il.
Elle se débattit faiblement, nue, exposée, frissonnante malgré la chaleur du grenier, mais ses poignets étaient attachés en V au-dessus de sa tête, un bâillon-boule dans la bouche, les yeux agrandis et larmoyants. Son nez cassé l’élançait et elle avait le goût du sang dans la bouche.
Les pas de Roland retentirent sur la vibrante échelle d’acier et Hirtmann s’approcha de la trappe.
— Monte, lui dit-il d’une voix encourageante.
Les geignements d’Aurore s’élevèrent alors dans son dos, malgré le bâillon. Roland s’immobilisa. Ses yeux s’agrandirent de terreur. Il allait redescendre et s’enfuir quand Hirtmann l’attrapa par le col et le souleva sans effort, le faisant passer à travers l’ouverture. Il le poussa d’une bourrade et l’universitaire roula au sol.
— Je vous en supplie, Maître, ne me faites pas de mal !
Labarthe montra Aurore du doigt.
— C’est elle ! C’est cette salope ! Moi, je… je ne voulais pas !
Des larmes emplirent ses yeux. Hirtmann se tourna vers Aurore. Il vit la fureur et une haine meurtrière dans son regard. Il en serait presque venu à l’admirer.
— Lève-toi, dit-il à Labarthe.
L’universitaire obéit. Ses jambes tremblaient violemment, de même que sa lèvre inférieure. Il n’allait pas tarder à chialer. Les rafales de vent faisaient claquer un volet quelque part. Un instant, Hirtmann eut peur que le bruit ne réveille Gustav. Il prêta l’oreille, mais aucun son ne montait par la trappe ouverte.
Sa main posée sur l’épaule de Labarthe, il le mena vers le centre de la pièce. Résigné et tremblant, l’universitaire se laissait faire comme un agneau qu’on mène à l’abattoir. Hirtmann l’attacha sans qu’à aucun moment il cherche à se défendre. Un agneau qui s’était pris pour un loup… À présent, il sanglotait ouvertement, dans la même position que sa femme, bras en V, à cette différence près qu’il était habillé.
Hirtmann retira le bâillon de la bouche d’Aurore. Elle lui cracha au visage un glaviot impressionnant, qu’il essuya nonchalamment. Il regarda la traînée de sang sur le dos de sa main en souriant. Puis elle se tourna vers son mari :
— T’es qu’une merde, Roland ! cracha-t-elle. Un beau pédé !
Ses yeux lançaient des éclairs.
— Houlà houlà, dit Hirtmann d’une voix qui n’avait plus rien d’hésitant ni de pâteux. Vous réglerez vos différends une autre fois. Enfin… peut-être pas…
— Va te faire mettre, répondit-elle.
— C’est plutôt toi, chérie, qui vas te faire mettre — et après tu vas crever, dit-il tranquillement.
— Je t’encule, Hirtmann.
À la vitesse d’un serpent à sonnette, le petit couteau pointu apparu dans le poing du Suisse traça deux profondes lacérations verticales dans les joues d’Aurore, et le sang mouilla son menton et son cou avant de goutter sur ses seins.
Elle hurla.
Elle était en nage à présent, chaque pore de son corps nu exsudait, comme un tronc suintant de la sève. Elle haletait, le menton et la poitrine barbouillés de sang, ses cheveux blonds collés par la sueur et son abdomen vibrant comme le diaphragme d’un amplificateur.