Puis Hirtmann vit la paire de phares qui progressait lentement sur la route en lacets. Il sourit. Contrairement au sien, le véhicule de Martin n’était visiblement pas adapté à une route qui n’avait pas été déneigée. Personne — à part les véhicules techniques — n’était censé monter ici en plein hiver : en temps normal, la barrière en bas était abaissée. Le Suisse avait fait sauter le cadenas et l’avait relevée pour l’occasion.
Il refit passer Gustav par-dessus le garde-fou et le déposa sur le barrage. Le gamin se serra contre lui, en l’entourant de ses bras.
— Ne fais plus jamais ça, papa, s’il te plaît.
— D’accord, fils.
— Je veux rentrer !
— On n’en a plus pour très longtemps.
Là-bas, les phares se rapprochaient sur la dernière portion de route verglacée. Ils débouchèrent sur le petit parking, là où à la belle saison il y avait un restaurant provisoire avec sa terrasse.
— Viens, dit le Suisse.
Il regarda Martin qui descendait de voiture, bien trop légèrement vêtu pour le froid sibérien qui régnait sur ces hauteurs. Servaz les aperçut. Il avait laissé sa portière ouverte. Il remonta dans la voiture et, pendant un instant, Hirtmann crut qu’il allait prendre son arme. Au lieu de cela, il tourna son véhicule vers eux, si bien que les phares les capturèrent dans leur faisceau et les aveuglèrent, incendiant tout le barrage d’un flot de lumière blanche.
Ébloui, Gustav mit une main en visière devant son visage. Hirtmann se contenta de cligner des yeux. Martin descendait à présent les marches conduisant au barrage. Il s’avançait vers eux. Ils ne distinguaient que sa silhouette découpée par l’incendie des phares et son ombre noire étirée devant lui, alors que lui devait les voir parfaitement.
— Pourquoi ici ? lança-t-il en s’approchant. Cette route est un vrai danger en hiver. Et redescendre va être encore plus périlleux. Je croyais que mon foie était important !
— Je te fais confiance, Martin. Et j’ai des chaînes dans le coffre. Tu vas les mettre pour la descente. Approche.
Servaz obtempéra. Il ne regardait pas le Suisse mais l’enfant. En retour, Gustav l’observait de sous sa capuche, le visage levé dans sa direction. Collé au Suisse, ses grands yeux ne le quittaient pas, l’ombre de sa main en écran dessinant un loup sur sa figure. Le vent glacé transperçait Servaz.
— Bonsoir, Gustav, dit-il.
— Bonjour, répondit Gustav.
— Tu sais qui c’est ? demanda Julian Hirtmann.
L’enfant fit « non » de la tête.
— Je te le dirai bientôt. C’est quelqu’un de très important pour toi.
Servaz eut l’impression que le poing d’un de ces charlatans de guérisseurs philippins s’enfonçait dans son ventre et lui retournait les entrailles. Sur ces hauteurs, le vent hurlait et emportait les paroles du Suisse. Celui-ci plongea une main dans la poche de son manteau, en sortit une feuille imprimée et un passeport.
— Une voiture de location t’attend demain matin à l’aéroport de Toulouse-Blagnac. Avec, tu te rendras à Halstatt, en Autriche. Tu en as pour quinze heures de route environ. Sur place, quelqu’un viendra à ta rencontre sur la Marktplatz, devant la fontaine. Après-demain à midi. Ne t’inquiète pas, tu le reconnaîtras.
— Halstatt ? L’endroit de la carte postale…
Il vit Hirtmann sourire.
— La Lettre volée de Poe encore une fois, dit Servaz. Personne n’ira le chercher là-bas.
— En tout cas plus maintenant que la police a mis le village et les environs sens dessus dessous, dit Hirtmann.
— La clinique est là-bas ? demanda Servaz.
— Contente-toi de suivre les instructions. Bien entendu, si jamais il te venait à l’idée de demander à cette fliquette norvégienne de te suivre… Ah, au fait, à l’heure actuelle, ils ne doivent pas être loin d’avoir identifié ton arme comme celle du crime, tu ferais mieux de ne pas traîner du côté du SRPJ.
Servaz songea soudain que le double test ADN qu’il avait demandé à Vincent était inutile : Hirtmann ne l’aurait pas choisi comme donneur s’il n’avait pas été sûr à 100 % que Servaz était le père. Gustav était bien son fils. Cette pensée lui donna aussitôt le vertige. Il leva sur le garçon un regard un peu perdu.
— C’est lui, papa, qui va me donner son foie ? demanda Gustav comme s’il lisait dans ses pensées.
— Oui, c’est lui, fils.
— C’est grâce à lui que je vais guérir, alors ?
— Oui. Tu vois, je te l’ai dit : c’est quelqu’un de très important. Tu dois lui faire confiance comme tu me fais confiance à moi, Gustav. Ça aussi, c’est important.
Kirsten regarda la voiture de Martin approcher et se garer au pied de la terrasse. En contrebas de la pente enneigée, les lumières dans la vallée évoquaient le brasillement d’une coulée de magma. L’instant d’après, il entra dans la chambre, les yeux brillants, et elle sut que quelque chose venait de se passer.
— C’est bien mon fils, dit-il.
Il la regarda, à la fois hagard et ému. Kirsten ne dit rien.
— Je pars demain, ajouta-t-il.
— Demain ? Pour où ?
— Je n’ai pas le droit de te le dire.
Il la vit se refermer, lut la tristesse dans ses yeux. Il la prit par les épaules.
— Kirsten, ce n’est pas une question de confiance.
— Ça y ressemble pourtant.
Elle avait pris un air buté et son regard s’était refroidi de plusieurs degrés.
— Kirsten, je ne veux pas prendre le moindre risque, c’est tout. Qui sait si quelqu’un ne nous surveille pas tous les deux…
— En plus des Labarthe, tu veux dire ? Tu t’imagines quoi ? Qu’il a une armée à sa disposition ? Tu le surestimes, Martin. Et, de toute façon, il a besoin de toi. Enfin… de ton foie.
Elle n’avait pas tort. Tant que la transplantation n’avait pas eu lieu, Hirtmann ne tenterait rien contre lui. Et après ? se dit-il. Que se passerait-il après ? Qui sait s’il ne voudrait pas éliminer l’autre père, devenu trop encombrant ?
— Halstatt, dit-il.
— Le village de la carte postale ? s’étonna-t-elle.
Il hocha la tête.
— Merde. C’est malin. Tu as rendez-vous où ?
— Sur la place du marché, après-demain à midi.
— Je pourrais partir dès cette nuit. Et m’installer là-bas, dit-elle.
Il se sentit inquiet tout à coup. Et si l’hôtelier était dans le coup ? Bon sang, il devenait parano.
— Tu comptes t’y rendre comment ? demanda-t-elle.
— Une voiture de location. À l’aéroport.
— Retournons à Toulouse. Les Labarthe sont morts, Gustav a disparu. Nous n’avons plus rien à faire ici et tu dois y être demain matin. Tu me déposes à mon hôtel. Ensuite, je me débrouillerai pour filer ni vu ni connu. Avec quelques heures d’avance…
Il acquiesça. Elle le regardait avec un mélange de douceur et de complicité et il sentit qu’elle avait envie ou besoin de se rapprocher et qu’il avait envie aussi de ce contact. Un instant, ils restèrent sans parler puis, tandis que leurs bras pendaient le long de leurs corps, leurs mains se frôlèrent. Se frôlèrent et se touchèrent, leurs doigts se cherchant, s’entremêlant, se caressant.