Elle s’approcha de lui et leurs bouches se rejoignirent. Elle effleura son cou tandis que, déjà, il la déshabillait et l’entraînait vers le lit. Ce fut différent de la fois d’avant, plus tendre, moins violent. Cependant, elle le mordit de nouveau, le griffa — comme pour laisser son empreinte, une fois de plus, dans ses chairs. Elle s’adapta à son rythme et le laissa venir.
— Il y a une chose que je n’ai pas dite, commença-t-elle une fois qu’ils eurent terminé, alors qu’allongée contre lui, enroulés dans la couette, elle caressait son début de barbe, les jambes mêlées aux siennes.
Il tourna la tête pour la regarder.
— J’ai une sœur, dit-elle, plus jeune que moi… Une artiste.
Il se tut, sentit qu’elle s’apprêtait à dire quelque chose d’important, quelque chose qu’elle avait longtemps gardé pour elle.
— Elle ressemble à Kirsten Dunst, la Kirsten Dunst de la trilogie Spiderman, pas celle de Fargo — même si, intérieurement, elle ressemble plus au personnage de Melancholia. (Il s’abstint de lui faire remarquer qu’il n’avait vu aucune de ces œuvres.) Lumineuse à l’extérieur — tu connais ce bon vieux cliché de la personne qui entre dans une pièce et qui attire tous les regards — et sombre à l’intérieur. Ma sœur, elle a toujours été attirée par les ombres, la noirceur, je ne sais pas pourquoi. Elle traverse régulièrement des épisodes dépressifs alors qu’elle a tous les dons et tous les hommes à ses pieds. Mais ça ne lui suffit jamais. Il lui faut toujours plus : plus d’amour, plus de sexe, plus de drogue, plus d’attention, plus de danger… Elle peint, elle photographie — et, comme elle a un peu de talent et beaucoup de relations, elle a réussi à exposer à Oslo, à New York, à Berlin ; elle a même eu droit à des articles dans ARTnews, dans Frieze, dans Wallpaper… Mais elle s’en fout. L’art pour elle n’est qu’un gagne-pain. À la mort de notre père, elle n’est venue ni à l’hôpital ni aux funérailles. Elle a dit qu’elle avait peur d’être trop déprimée. À la place, elle a fait une série de peintures, on aurait dit du Bacon revisité par David Lynch. Sur ces tableaux, notre père avait l’air monstrueux, bouffi, grotesque, arrogant. Elle a dit que c’était comme ça qu’elle le voyait. Notre mère ne s’en est jamais remise.
Elle haussa les épaules sous la couette.
— Ne t’y trompe pas, j’aime ma sœur. Je l’adore. Même si j’ai passé ma jeunesse à réparer ses conneries, à les cacher aux parents, à nettoyer derrière elle et à lui servir d’alibi pour ses rencontres clandestines avec des types plus déjantés les uns que les autres. Et puis, un jour, l’année dernière, j’ai eu l’impression qu’elle avait changé.
Elle se redressa sur un coude et son regard qui jusqu’alors était tourné vers la fenêtre revint vers lui.
— Je l’ai interrogée et elle a fini par m’avouer qu’elle avait rencontré quelqu’un… Un type plus âgé qu’elle, brillant, charmant, drôle… Je ne l’avais jamais vue parler de quelqu’un comme ça. Mais elle ne voulait pas me le présenter et j’ai senti qu’il y avait un loup. Qu’il devait y avoir quelque chose chez lui qui clochait et qui faisait qu’elle avait peur que je le rencontre… Je me suis dit que c’était rien qu’un déjanté de plus, encore un de ces tarés qui l’attiraient tant. Et puis, un jour de mars, elle a disparu. Pchuitt, envolée… On ne l’a jamais retrouvée…
Il sonda son regard.
— Hirtmann ?
Elle hocha la tête.
— Qui d’autre ? Il y a eu plusieurs disparitions de femmes dans la région d’Oslo après celle de ma sœur, et la description qu’elle m’a faite de son ami correspond.
— C’est donc pour ça que tu t’investis autant. Pas seulement parce qu’il a écrit ton nom sur un bout de papier… C’est une affaire personnelle. J’aurais dû m’en douter. Mais pourquoi Hirtmann t’a choisi toi ? Pourquoi t’attirer jusqu’ici ? Pourquoi il a mis ton nom dans la poche de la victime ? Quel rapport avec Gustav ?
Elle ne dit rien et plongea son regard — un regard triste, désespéré — dans le sien. Il consulta sa montre, la repoussa doucement puis s’assit au bord du lit.
— Martin, dit-elle. Attends, attends. Tu sais ce que Barack Obama a dit à une de ses petites amies quand elle lui a dit « je t’aime » ?
Il se retourna pour la regarder.
— Quoi ?
— Merci. C’est ce qu’il lui a répondu. S’il te plaît, ne me dis pas merci.
La répétition des poèmes symphoniques de Smetana terminée, Zehetmayer réintégra sa loge. Comme toujours, il avait exigé des chocolats, un whisky japonais et des roses. Ses exigences avaient surtout pour but d’entretenir sa légende. Il était assez vaniteux pour penser qu’elle lui survivrait, mais cela n’ôtait rien à l’horreur qui venait, à la perspective de son prochain anéantissement, de la nuit éternelle — ces derniers temps, il ne pouvait y penser sans frémir. Par deux fois déjà, le crabe avait desserré ses pinces — mais, cette fois, il ne le lâcherait pas.
Pendant longtemps, il avait pu, comme cet infortuné Ivan Ilitch, cacher la pensée de la mort derrière des tentures, des ors, se noyant dans l’hyperactivité et la gloire. Cette dernière était une lampe assez efficace pour dissiper la nuit. Jusqu’à un certain point cependant, qu’il avait atteint aujourd’hui. Même quand la salle bondée crépitait d’applaudissements, il n’y voyait qu’un espace désert, silencieux, vide, des squelettes assis dans des fauteuils. Cent milliards : c’était le nombre de morts depuis les débuts de l’humanité. Un chiffre quatorze fois supérieur au nombre des vivants. Et, parmi eux, Mozart, Bach, Beethoven, Einstein, Michel-Ange, Cervantès. Voilà qui vous remettait à votre place, non ? Qui était-il au milieu de tous ceux-là ? Personne. Un squelette parmi d’autres, qui retomberait vite dans l’oubli.
Il ne croyait pas en Dieu — il était bien trop orgueilleux. Son esprit de vieillard était plein d’une effroyable lucidité, cette lucidité si pure qu’elle confine à la folie. C’était encore la nuit viennoise autour du Musikverein — cette nuit d’hiver venteuse et neigeuse qui, depuis quelques années, lui faisait redouter de ne pas voir le prochain printemps — quand on frappa à la porte de sa loge. Il pensa à la statue du Commandeur frappant à celle de Don Juan, aux flammes de l’enfer, se demanda si l’homme qui se tenait de l’autre côté, dans le couloir obscur — cet homme qui avait si souvent donné la mort —, pensait parfois à la sienne. Qui n’y pense pas ? se dit-il. Malgré sa stature, Jiri se glissa dans la loge avec la légèreté d’une ombre. Ce faisant, il sembla entraîner avec lui toutes les autres ombres du théâtre — combien de morts avait-il connus ? combien de musiciens illustres de leur temps et aujourd’hui retombés dans l’oubli ? Il se souvint de ses premières conversations avec Jiri, à la prison. Anodines. Il était loin d’imaginer alors qu’un jour il reprendrait contact avec lui pour une bien plus sinistre raison. Mais, dès le début, il avait pressenti que Jiri ne changerait jamais, qu’une fois dehors il reprendrait ses « activités ». C’était en lui. Comme un musicien n’abandonne jamais la musique.
— Bonsoir Jiri, dit-il. Merci d’être venu.
Le tueur ne prit pas la peine de répondre. Il s’avança vers la boîte de chocolats ouverte près du miroir.
— Je peux ?
Zehetmayer acquiesça.
— Il y a du nouveau, poursuivit-il d’un ton impatient. Ils arrivent. Ils viennent ici, en Autriche.