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Il brûlait d’envie de s’en griller une et de voir sa fille, mais ça aussi c’était devenu impossible. Une porte — invisible celle-là — venait de se refermer de ce côté-ci également. Il pensa à Hirtmann qui lui avait interdit la cigarette. Il avait terriblement envie de fumer. Il sortit son paquet sans cesser d’arpenter les trottoirs, en proie à une solitude absolue.

À l’agence de location, une cage vitrée au beau milieu du parking qui faisait face aux arrivées de l’aéroport Toulouse-Blagnac, il fit la queue derrière un groupe d’Asiatiques — il était incapable de distinguer les Japonais des Chinois ou des Coréens. Quand son tour fut venu, il présenta le passeport au nom d’Émile Cazzaniga, remplit les papiers et prit possession du véhicule. Il mit dans le coffre la petite valise et les quelques affaires qu’il avait achetées aux Galeries Lafayette du centre-ville et mit le contact.

Quinze minutes plus tard, il roulait en direction de la Méditerranée. La petite Peugeot 308 GTI était flambant neuve, le réservoir plein, le soleil brillait. Pendant quelques minutes, il éprouva un grisant sentiment de liberté, non sans s’assurer qu’il roulait largement au-dessous de la vitesse autorisée. Puis il songea soudain aux consignes des médecins : éviter les longs trajets en voiture. Il en avait pour une quinzaine d’heures. Et s’il crevait avant d’arriver ? S’il faisait un arrêt cardiaque à cent trente sur l’autoroute ? Il préférait éviter d’y penser. Il pensa en revanche à Gustav et à Hirtmann sur ce barrage, à sa fille qui avait l’air si fatiguée, à Rimbaud lui lançant : « Je ne vous crois pas une seconde, et je prouverai que vous avez menti », à la sœur de Kirsten, cette artiste qui aimait les ombres et qui les avait rejointes. Et puis, il revit Kirsten lui disant : « S’il te plaît, ne me dis pas merci. »

Est-ce qu’elle avait vraiment voulu dire ça ? Et lui, que ressentait-il exactement ? Il n’était certainement pas amoureux, mais il devait admettre que, ces derniers temps, la Norvégienne avait occupé une bonne partie de ses pensées. Qu’allait-il se passer maintenant ? Il était en fuite, elle allait devoir retourner en Norvège. Leurs routes allaient-elles se séparer définitivement ?

Quelques heures plus tard, après avoir dépassé Nîmes et Orange, il remontait la vallée du Rhône où soufflait un mistral violent avant de quitter l’A7 pour l’A9 à la hauteur de Valence-Sud. Il s’arrêta pour déjeuner d’un sandwich thon-mayonnaise et d’un double expresso sur une aire d’autoroute non loin de Bourgoin-Jallieu, avant de reprendre sa route vers les Alpes, Annecy et Genève, qu’il atteignit alors que le soir tombait.

Il longea ensuite la rive nord-est du Léman avant de la quitter après Morges pour tracer cap au nord vers le lac de Neuchâtel, puis de bifurquer vers la blancheur immaculée des Alpes bernoises. Les massifs alpins se détachaient sur une nuit sans nuages comme de grosses meringues sur un drap noir et, après Zurich, il quitta la Suisse et franchit la frontière autrichienne à la hauteur de Lustenau vers 21 heures, puis la frontière allemande à Lindau, contournant le lac de Constance, avant de filer plein est jusqu’aux environs de Munich qu’il atteignit vers 22 heures.

Il était plus de 23 heures quand il retrouva la frontière autrichienne près de Salzbourg et s’enfonça entre les puissants sommets du Salzkammergut qu’on devinait à peine, malgré leur blancheur, tapis dans la profonde nuit alpine. Des géants qui veillaient sur les populations locales depuis le paléolithique. Et plus de minuit quand il entra enfin dans Halstatt, cette carte postale de l’Autriche en 3D nichée au bord d’un lac pour l’heure noyé dans le brouillard et les ténèbres. Les petites rues pavées, les façades de chalets tyroliens, les fontaines et les belvédères : tout évoquait un décor de cinéma — Heidi ou La Mélodie du bonheur.

Il chercha l’hôtel que lui avait indiqué le Suisse — la Pension Göschlberger — et, vingt minutes plus tard, il s’effondrait comme une masse dans un lit haut perché et rempli d’édredons qui semblait tout droit sorti d’un conte pour enfants.

— Il a utilisé sa carte Visa dans une agence de location de voitures à Blagnac hier matin, annonça un flic nommé Quintard. Ensuite quelques heures plus tard dans une station-service à la hauteur de Bourgoin-Jallieu et la dernière fois au péage d’Annemasse-Saint-Julien avant la frontière suisse.

— Nom de Dieu, s’exclama Rimbaud.

— La voiture, une Peugeot 308, a été louée au nom d’Émile Cazzaniga…

— Génial, dit le bœuf-carotte, il peut être n’importe où en Europe.

— Ou même revenu en France, suggéra un autre membre de l’IGPN. Il est assez malin pour ça.

Stehlin suivait l’échange sans s’en mêler, l’air sombre. C’était un cauchemar.

— Est-ce que quelqu’un a une idée de l’endroit où il a pu aller ? demanda Rimbaud en faisant le tour de la table d’un regard acéré.

Ni Samira ni Espérandieu ne mouftèrent mais, quand le bœuf-carotte eut porté son attention ailleurs, ils échangèrent un regard.

— Il faut une vignette pour circuler sur les autoroutes suisses, fit observer Rimbaud. Il a peut-être été contrôlé par la police suisse s’il n’en avait pas, qui sait ? Quelqu’un peut les contacter ?

Une ambiance de fin de règne s’était installée autour de la table : l’agonie d’un service auquel plus aucun magistrat ne confierait une enquête importante. Espérandieu se dit que cela devait ressembler à ça dans les administrations de Washington, maintenant que les fonctionnaires de Trump prenaient la place. Il pourrait toujours demander sa mutation… Mais Martin, qu’allait-il devenir ? Avait-il vraiment fumé Jensen ? Il avait toujours autant de mal à le croire. Il chercha du regard le soutien de Samira et la jeune Franco-Sino-Marocaine posa une main discrète sur son genou l’espace d’un instant. Il se sentait infiniment triste. Qu’est-ce qui avait mal tourné depuis ce coup de feu sur ce wagon ? Des flics brisés il en avait déjà vu. Mais Martin était son meilleur ami — avant son coma du moins.

— Et cette policière norvégienne, quelqu’un sait où elle se trouve ? demanda Rimbaud en regardant le directeur du SRPJ.

Stehlin secoua la tête avec la lenteur d’un condamné à mort à qui on demande s’il a une dernière volonté.

— Génial, dit le bœuf-carotte. Nous allons solliciter Interpol pour la diffusion d’une notice rouge concernant le commandant Servaz.

Rien que ça, pensa Espérandieu. La presse appelait improprement les notices rouges « mandats d’arrêt internationaux ». En réalité, il ne s’agissait pas de mandats d’arrêt, les policiers d’un pays ne pouvant procéder à l’arrestation d’un individu uniquement sur décision d’une justice nationale, mais de messages d’alerte pour localiser la personne et demander son arrestation par les autorités locales.

— Je veux un signalement détaillé, une photographie, ses empreintes digitales, tout le toutim.

Il se tourna vers Vincent et Samira.

— Vous pouvez vous charger de ça ? leur demanda-t-il d’un ton venimeux.

Il y eut un blanc. Puis le majeur droit de Samira — orné d’une bague à tête de mort — s’éleva joliment au-dessus de la table, elle repoussa sa chaise et sortit.

— Même réponse, dit Espérandieu en se levant à son tour.

Martin passa la matinée à flâner dans les rues étroites de la carte postale et au bord du lac, coiffé d’une casquette bon marché achetée sur place dans une boutique à souvenirs et payée avec ses derniers euros, des lunettes de soleil sur le nez et une grosse écharpe de laine enroulée autour du cou. Il s’attarda aux terrasses, buvant tellement de café qu’il finit par repousser la dernière tasse loin de lui, écœuré.