Puis il dut repartir en ville se réapprovisionner en Coca et en glaçons et il tomba sur une ancienne petite amie au magasin et elle plaisanta, lui dit que le savoir bientôt marié, c’était vraiment la fin de tout, et il lui dit qu’il n’avait pas entendu beaucoup de femmes parler comme ça, mais qu’après tout il savait bien qu’elle n’était pas comme les autres. Elle dit ça t’as raison, Russell. T’es tout seul ? Oui, à part ma demi-bouteille de bourbon et elle dit tu veux de la compagnie. Il dit je croyais que t’avais dit que c’était la fin de tout. Elle dit t’es pas encore marié que je sache et il sourit et dit t’as pas besoin de moi. La nuit est jeune. Elle dit la nuit est toujours jeune et elle lui donna une petite tape sur les fesses et elle monta dans la voiture avec lui et ils vidèrent la bouteille ensemble et roulèrent dans les rues du quartier derrière Delaware. Elle lui mordilla l’oreille et glissa une main sous sa chemise et il lui fit pareil tout en essayant de continuer à rouler droit. Elle posa la main sur sa ceinture et il dit fais pas ça et il retourna à l’épicerie. Elle l’embrassa dans le cou, reprit sa voiture et s’en alla, et lui aussi. Pas loin de minuit à présent et les rues étaient désertes. Il avait bu plus qu’il n’en avait l’intention au départ mais continua à rouler et à chanter de temps en temps en chœur avec la radio et il s’arrêta à un panneau stop sans trop savoir quelle direction prendre. Puis repartit, s’arrêtant à un autre panneau et ne sachant toujours pas où aller. Les yeux qui avaient un temps de retard quand il tournait la tête. Une biche traversa la route juste devant lui et il l’évita d’un coup de volant, le gobelet se répandit sur ses genoux, et il s’arrêta. Sortit de la voiture, essuya son pantalon avec des mouchoirs en papier qu’il avait trouvés dans la boîte à gants. Remplit le gobelet, se remit au volant et repartit en tripotant les boutons de la radio et monta sur la colline et prit de la vitesse dans la descente et ne vit pas le pick-up garé tous feux éteints sur le pont.
La fin, songea-t-il. Avant de se reprendre.
Le début.
Il redescendit les marches de l’église et la fatigue lui tomba dessus alors que les cloches sonnaient, annonçant cinq heures du matin. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’aller se coucher. Quelques pâtés de maisons plus loin, il tourna dans sa rue et aperçut le pick-up stationné devant chez lui.
Les fils de pute, murmura-t-il.
Il alla se garer au bout de la rue, attrapa le fusil derrière le siège et se dirigea vers la maison. La lumière était allumée dans le salon. Russell s’avança lentement vers la porte, légèrement entrouverte. Il la poussa avec le canon de son arme et vit Larry debout devant la cheminée, la photo de Sarah à la main.
Larry le regarda et brandit le cadre.
« Très touchant. »
Russell entra, le canon du fusil vers le sol.
« Tire-toi. »
Larry reposa la photo. La remit bien en place sur le manteau de la cheminée. Puis la rajusta.
« Je dors pas beaucoup, dit-il en tournant la tête vers Russell.
— Et ?
— Rien, c’était juste pour dire. Je dors pas beaucoup. J’ai pas l’intention d’aller me coucher.
— Moi non plus.
— J’imagine que tu sais qu’elle est casée de chez casée, dit Larry en désignant du pouce la photo de Sarah. Dommage. C’était une sacrée chaudasse. Enfin d’après ce qu’on m’a dit. Les femmes, faut bien qu’elles se démerdent quand leur gars est plus là. »
Russell leva son fusil et le braqua sur Larry.
« Je t’ai dit de foutre le camp.
— Je l’ai vue pratiquement à poil une fois en ville. En train de danser, ivre, et c’était chaud bouillant. Y a un mec qu’a commencé à la serrer sur la piste de danse et deux secondes plus tard elle était en soutif. La jupe relevée. Et lui qui la pelotait de partout.
— Il est où, ton connard de frère ?
— Je crois même que je lui ai glissé un billet de cinq dans la culotte. Chouette spectacle. »
Larry reprit le cadre et frotta la photo contre son entrejambe.
« Vas-y, ma belle, oui, comme ça, dit-il en souriant et en lançant un clin d’œil à Russell.
— Montre-toi, dit Russell. Je sais que t’es là. »
Walt sortit de la cuisine et s’avança dans le salon. Une bière dans une main et dans l’autre un fascicule tiré du dossier de réinsertion.
« Redevenir un bon citoyen, lut-il à voix haute. Comment devenir un membre exemplaire de la communauté. »
Walt montra le fascicule à Larry, qui éclata de rire.
« J’ai comme l’impression que ça va pas être si simple, dit-il.
— Y a tout un dossier là-bas, dit Walt. Faut croire qu’ils s’attendent pas à le revoir de sitôt.
— Je serais eux, j’en serais pas si sûr. Tôt ou tard, il refera une connerie.
— Obligé.
— Un tout petit dérapage de rien du tout, et hop.
— Rien qu’un seul.
— Tirer sur quelqu’un, par exemple. Ça, ce serait vraiment trop bête. »
Russell braqua de nouveau son fusil sur Larry, puis épela le mot effraction à voix haute. Lentement, une lettre à la fois.
« Ça prend qu’un f, dit Walt.
— Non, deux, dit Larry.
— Un seul.
— Deux, je te dis.
— Et moi je te dis un seul.
— Tu veux qu’il recommence ?
— Fermez-la et tirez-vous de chez moi, dit Russell.
— Tiens, Walt. T’en veux un bout ? dit Larry en tendant la photo à son frère.
— Non merci, dit Walt. Déjà fait.
— J’ai dit foutez-moi le camp, répéta Russell.
— Ah non, c’est pas exactement ce que t’as dit, rétorqua Walt.
— T’as l’air d’une pédale avec ta barbe, dit Larry. Pas vrai, Walt ?
— Carrément.
— Pose cette photo. »
Larry laissa tomber le cadre par terre et l’écrasa sous son talon. Walt leva sa bouteille, finit la bière, puis la balança vers Russell, mais il était ivre mort et Russell ne bougea pas d’un iota tandis que la bouteille allait se fracasser contre le mur derrière lui. Walt fourra le fascicule dans sa poche arrière.
« Notre ami a un fusil, dit Larry.
— C’est pas équitable, dit Walt.
— Pour le moment.
— C’est vrai que nous aussi on pourrait en dégoter un…
— Où t’as trouvé ça ? dit Larry. Ça faisait partie de ton paquetage quand ils t’ont raccompagné à la porte ? Ou c’est un cadeau de ton papa ?
— Je vais compter jusqu’à trois, et ensuite l’un de vous deux n’aura plus qu’un seul pied, dit Russell en calant son fusil contre son épaule et en visant les pieds de Larry.
— D’accord, dit Larry. Allez, viens, Walt. Y a plus qu’à revenir demain.
— Un, commença à compter Russell.
— Elle est où, ta nana ? Celle avec qui t’étais à l’Armadillo ?
— Deux.
— Tu vois ? On t’a à l’œil, petit, dit Larry. On sait où t’es. Avec qui. »
Walt attrapa son frère par le bras, les yeux un peu plus écarquillés que ceux de Larry à la vue du fusil braqué sur eux. Ils s’écartèrent de la cheminée, passèrent devant le canapé et se rapprochèrent de la porte. Russell tourna autour d’eux. Walt sortit le premier, puis Larry s’arrêta sur le seuil.
« Je te conseille de pas trop t’en éloigner. »